Ah, le vilain piège. Pour un peu, on s’y voyait. Quelques sorties piscine, une ou deux, même, par mauvais temps, et on se pensait nageur. Ça ne fonctionne pourtant pas toujours, avec les précédents numéros de Sphères. En tout cas, que l’on sache au sein de l’équipe, pas avec les navigateurs, les chefs, les libertins, les marcheurs. Mais là, on s’imaginait Marchand.
Puis on a rencontré les jeunes nageurs du Centre national d’entraînement en altitude, à Font-Romeu, qui ont des vies de nageurs mais certainement pas de jeunes, qui enchaînent les longueurs et les études dans un emploi du temps millimétré, austère, éreintant, entièrement tourné vers la performance, tout en ménageant quelques bonheurs de glisse et de secondes grapillées. Mais aussi ces mutins d’eau douce qui, en Angleterre, par passion et par militantisme, s’affranchissent de la sacro-sainte propriété privée pour pouvoir nager librement dans les cours d’eau du pays. Et ces nageuses, devenues accros à l’utopie chlorée des piscines, qui plongent en quête d’un bien-être qui est aussi porteur d’émancipation.
Du côté des grands noms de la natation, il y a eu Federica Pellegrini, l’immense nageuse italienne, qui malgré la fatigue, la charge de travail, la pression, nous a raconté ne s’être jamais lassée de nager. Et Amaury Leveaux, le drôlatique et désinvolte champion olympique du relais 4×100 mètres nage libre en 2012, talent brut lui aussi, qui à cause de la fatigue, de la charge de travail, de la pression, ne met plus un pied dans l’eau. Sauf pour notre shooting photo. Il y a eu Philippe Lucas, qui a fait du Philippe Lucas, mais en plus pédagogue, plus intime, plus profond que ce qu’il peut montrer à la télé. Il s’est même permis, sans le savoir, de parler de nous quand il parlait de lui : “J’étais une tringle”. C’était au moment de nous décrire ses premières années de nageur. Comme l’a fait, avant de se mettre à l’eau, l’ancienne ministre des sports Roxana Maracineanu, qui nous a longuement détaillé son parcours, de la Roumanie à la France, du statut de première française championne du monde jusqu’au monde de la politique.
Alors on a compris. Ou plutôt, on a commencé à comprendre pourquoi ce sport démocratique, accessible et peu cher – du moins dans notre pays – rassemblait tant de personnes, absorbées en toute saison et à toute heure dans la répétition des mêmes gestes. C’est, à les écouter, un plaisir à la fois physique et intellectuel. Il y entre l’amour pour la beauté abstraite des piscines, l’enveloppement réconfortant de l’eau, les brèves sympathies de vestiaire, la maîtrise d’un corps allégé de toute sorte de pesanteurs. Et bien d’autres choses encore. Apparemment, il faut nager vraiment pour savoir de quoi il s’agit. Il faut faire partie de cette foule horizontale, qui rêve en bleu et a soif d’idéal.
Entretien avec Philippe Lucas : De fonte en comble
À l’intérieur d’un bâtiment préfabriqué de Martigues, non loin du bassin olympique de la piscine Avatica, à Martigues, le plus titré des entraîneurs français de natation termine sa séance de muscu’. “Vous aimez Johnny Hallyday, les mecs ?”, nous lance Philippe Lucas à notre arrivée, avant d’éteindre la musique. Âgé de 62 ans, l’ancien coach de Laure Manaudou entraîne depuis quatre ans un groupe de nageurs, dont la vice-championne olympique Anastasiia Kirpichnikova, au sein de ce nouveau complexe inauguré en 2021. Regard perçant, longue crinière blonde tirée en arrière et bijoux apparents, il nous rappelle sa fameuse marionnette des Guignols au célèbre gimmick : “Et pis c’est tout.” Assis sur un banc de muscu’, il revient, avec son franc-parler habituel, sur son enfance dans le bar familial à gérer les piliers de comptoir, sur sa relation tumultueuse avec la Fédération et les différents clubs qu’il a connus, sur l’exode actuel de nageurs français aux États-Unis ou encore sur l’explosion du “phénomène Laure Manaudou”.

Le Grand Bien
Tout le monde le dira : partir nager, c’est revenir dans un meilleur état physique et mental. Pour Clara, Sophie, Marion ou Lisa, c’est aussi accompagner un mouvement d’émancipation, de réappropriation d’un corps féminin parfois malmené dans l’espace public. Mais l’utopie chlorée des piscines est parfois brisée par des agressions dont l’ampleur a récemment été révélée.

Roxana Maracineanu : Entre deux rives
Roxana Maracineanu est la première Française championne du monde de natation de l’histoire. C’était en 1998, en Australie, sur 200 mètres dos. Sept ans plus tôt, elle était naturalisée. Entre la Roumanie où elle a grandi, et la France, entre les podiums de natation et la table du conseil des ministres, c’est l’histoire d’une nageuse qui s’est construite par et au-delà du sport.

Mutins d'eau douce
En Angleterre, rares sont les cours d’eau où l’on peut nager sans entraves. De nombreuses associations réclament donc au gouvernement de remédier à la situation, notamment par l’instauration d’un right to swim, un “droit à la nage”. Sphères est parti plonger avec quelques nageurs militants, au sud-ouest du pays, dans un réservoir du Somerset ainsi que dans le Dart. Un fleuve dans lequel nager est parfois autorisé. Et parfois non.
