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Marion Durand le

Celtic connection

Sport quasi sacré en Irlande, pratique confidentielle en France, le football gaélique est particulièrement populaire en Bretagne, la région disposant de ses propres équipes pour les compétitions internationales. Dans l’espoir d’y être sélectionnés et de disputer les mondiaux en juillet 2023, des joueurs de divers clubs organisaient en mars des matchs amicaux non loin de Rennes.

La pluie ne tombe plus mais les joueurs sont trempés de sueur et maculés de boue. L’un d’entre eux, vêtu d’un maillot bleu, attrape le ballon des deux mains, feint d’emprunter une direction, esquive un premier adversaire, pivote, échappe à un second. « On presse, on presse ! », hurle le coach à sa défense depuis l’autre bout du terrain. Peine perdue. Un ailier bleu frappe au pied un coup puissant, le ballon s’envole vers les cages bretonnes, percute les paumes gantées du gardien dans un bruit sourd. Applaudissements sur les bancs bretons. On siffle la mi-temps, quelques joueurs vont pisser dans la haie attenante au stade. Ronan Hervé, co-entraîneur des équipes bretonnes, un survet’ noir officiel de la Ligue bretonne de football gaélique sur le dos, rassemble ses troupes pour les féliciter de leur jeu face à l’équipe de France : « On a fait beaucoup plus de choses positives qu’au précédent match, braille-t-il. Physiquement, on est là les gars, on les tue, j’en ai rien à branler ! »

On est à Piré-Chancé (Ille-et-Vilaine), à une vingtaine de kilomètres de Rennes, sur un terrain de foot en herbe séparé du champ d’en face par une route départementale. Ici, pas de public. De toute façon, il n’y a pas de gradins. Tout ce qui compte ce samedi de mars, c’est que les coachs bretons puissent voir du jeu afin de sélectionner les treize meilleurs joueurs et les treize meilleures joueuses, et forment ainsi les deux équipes de Bretagne qui participeront, quatre mois plus tard, aux World Games, à Derry (Irlande du Nord). Sorte de Coupe du monde de la discipline, cette compétition fonctionne « à l’irlandaise », c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’être un pays pour participer. Au même titre que la France, la Bretagne pourra donc affronter l’Afrique du Sud, la Russie, la Galice, ou encore New York. Éclectisme garanti.

© Louise Quignon
© Louise Quignon

Les deux coudes sur la rampe qui fait le tour de la pelouse, le responsable du complexe sportif de Piré-Chancé observe un match, sourcils froncés : « Mais attendez, y’a pas de hors-jeu ? » Pour le non-initié, ce qui se passe sur le terrain a des allures de joyeux foutoir. La façon la plus simple d’expliquer les règles du football gaélique reste de regarder dans ses rangs. « Foot, rugby, hand, basket… Tout le monde vient d’un autre sport avant d’arriver en foot gaélique, essentiellement des sports collectifs »lance Jean-Baptiste Laz, lui-même ancien joueur de handball en première division, et recrue du club de football gaélique de Rennes depuis septembre dernier. 

Même si les puristes n’aiment pas qu’on réduise leur sport à un vulgaire mélange des genres, le football gaélique rassemble un peu de tout ça. Sans hors-jeu, ni plaquage, ni en-avant. Pendant deux mi-temps de trente minutes, au pied ou à la main, les joueurs se passent un ballon rond et doivent, au choix, l’envoyer dans les cages de football ou entre les deux perches de rugby habituellement placées au-dessus – aujourd’hui, ils se contenteront de les imaginer. Pour y arriver, ils ne peuvent pas faire plus de quatre pas sans dribbler ou se faire une « auto passe » en faisant rebondir la balle sur le bout de leur pied, avant de la rattraper avec les mains. 

Le bastion breton 

À dix heures du matin, les joueurs et les membres du staff arrivent par grappes dans le brouhaha d’une petite salle flambant neuve qui surplombe les terrains de football. Dans les mains, des gobelets remplis d’un café translucide. On tend celle qui est libre, poing fermé, pour saluer ceux qui viennent juste d’arriver. Vingt-six joueurs et autant de joueuses sont attendus, soit deux fois plus que de places disponibles pour disputer les mondiaux. « Pour la dernière édition des World Games, en 2019, on ne savait pas si on allait réussir à avoir une équipe féminine complète, se rappelle Morgane Le Boulc’h, joueuse au club de Rennes. Aujourd’hui, on devrait être vingt-sixLa sélection nous motive, nous pousse vers le haut. Et on voit bien que le niveau commence à monter en équipe de Bretagne depuis deux saisons. » Trente minutes plus tard, les joueurs ont rejoint les vestiaires pour chausser les crampons et passer les gants. Dehors, en face des terrains, un jeune homme s’applique à accrocher un drapeau irlandais. 

© Louise Quignon
© Louise Quignon

Pur produit d’Irlande, où il est un sport national et détrône largement le football ou le rugby, le football gaélique est né à la fin du XIXe siècle. Une centaine d’années plus tard, à la fin des années 1990, il arrive en France dans les valises des expatriés irlandais, puis est rapidement adopté en Bretagne, où la plupart des clubs voient le jour avant 2010. Dès 2000, à Brest, le Breton Goulc’hen L’Hostis crée le Gaelic Football Bro-Leon, puis sillonne le Vieux Continent pour participer aux compétitions. C’est la première fois en Europe qu’un non-Irlandais fonde un club : « Dans les autres clubs, tout le monde était irlandais, explique Goulc’hen. Nous, on était vraiment le club original. Tout le monde nous regardait l’air de dire : “C’est qui ceux-là ? Ils jouent pas si mal que ça  !” »

Le bouche-à-oreille, outil de communication central dans le petit monde du football gaélique, semble fonctionner depuis une vingtaine d’années : l’année dernière, sur le territoire français, la Fédération recensait une augmentation de 14% du nombre de licenciés par rapport à la saison pré-covid. C’est en Bretagne que ce sport méconnu est le plus solidement implanté, avec onze clubs sur les vingt-sept français et entre trois cent cinquante et quatre cents licenciés, pour un peu moins d’un millier dans l’ensemble de l’Hexagone. En foot gaélique, il y a la Bretagne et le « reste de la France », aussi appelé « zone fédérale ». Et chacun a son championnat.

Si les cinq départements de la Bretagne historique ont adopté ce sport avec davantage d’enthousiasme qu’ailleurs en France, c’est – selon les mots d’une affiche déroulée à côté du terrain – grâce à un « héritage celte commun » avec l’Irlande. Un coup d’œil aux maillots suffit à le percevoir. « En Irlande, tous les joueurs portent le nom du comté sur le maillot, avance Mathieu Rivoallan, président de la Ligue de Bretagne et du club de Nantes, qui en fait partie. Nous, on a fait pareil avec les noms des villes, écrits en breton. » 

© Louise Quignon
© Louise Quignon

Jusqu’au dernier moment, la Ligue bretonne espérait trouver une ville qui accepte de lui donner accès à deux terrains pour que les équipes masculines et féminines puissent jouer côte à côte. En vain. Comme d’habitude, les bénévoles ont dû faire avec les moyens du bord. Les joueuses s’entassent donc dans des voitures et un gros van : direction la commune de Boistrudan, à  cinq kilomètres de Piré-Chancé. C’est ici qu’elles vont disputer leur propre tournoi, sous l’œil attentif de leurs deux entraîneurs. Enfin, « tournoi », le mot est fort. À la base, on espérait la présence d’une sélection du Sud-Ouest pour affronter les deux équipes bretonnes féminines. « Au final, elles ne sont pas venues. On l’a dans le baba… regrette Étienne Salaün, co-entraîneur des équipes féminines. Mais nos joueuses sont assez nombreuses pour faire deux équipes, donc elles vont jouer entre elles. » Après un match terminé sous des torrents de pluie, les joueuses trouvent refuge dans les canapés d’une salle miteuse pour débriefer. « Cet après-midi, on fera trois matchs, annonce Jérémy Simon, l’autre entraîneur des Bretonnes. Parce que le premier jour des World Games, vous ferez trois matchs aussi. Et plus vous irez loin, plus vous jouerez ! »

Gaélique et politique 

En Irlande, la discipline est parfois perçue comme un symbole de lutte et d’indépendance vis-à-vis de l’oppresseur anglais. Le premier « Bloody Sunday » a d’ailleurs eu lieu dans l’emblématique stade de Croke Park à Dublin en 1920, pendant la guerre d’indépendance. À l’occasion d’un match, les forces britanniques y avaient ouvert le feu sur le public, tuant quatorze personnes. En Bretagne, certains compareraient l’histoire de la Bretagne et de la France avec celle de l’Irlande et de l’Angleterre : « Il y a des vieux fantasmes, avance Olivier Kowarski, sélectionneur de l’équipe de France et entraîneur du club de Liffré. Mais tout ça est anecdotique, à la marge de la marge. » 

© Louise Quignon
© Louise Quignon

Il n’empêche qu’on aime bien rappeler les liens entre les deux pays. En début d’après-midi, ça s’agite en dehors des terrains. On sort quelques drapeaux bretons, on arrange une table, on rassemble les joueurs. Paul Molac, député et président de l’Office public de la langue bretonne, ne devrait plus tarder. Il vient car la Ligue et le club de Nantes vont signer la charte « Ya d’ar brezhoneg » (« Oui à la langue bretonne »). Depuis le Brexit, les Bretons sont « les voisins de l’Union européenne les plus proches des Irlandais », dit dans un large sourire celui qui est aussi conseiller régional au sein du groupe Autonomie et régionalisme, avant de passer le maillot officiel de la Ligue par-dessus son costume traditionnel breton.

Le fonctionnement des World Games, qui permet à des équipes régionales de représenter leur région à l’international au même titre que n’importe quel pays souverain, n’est ici pas anecdotique. « C’est pas un scoop de dire que les Bretons sont fiers d’être bretons, lâche Olivier Kowarski. Dans la Ligue bretonne, certains sont indépendantistes ou autonomistes. Et de s’empresser de préciser : Ils ont le droit d’avoir ces convictions-là, du moment qu’elles n’impactent pas le développement du sport. »

Puisque la Bretagne compte des joueurs plus nombreux et plus expérimentés qu’ailleurs, nombre d’entre eux se voient proposer de jouer en équipe de France. Pour l’Euro 2022, la moitié des effectifs des équipes féminines et masculines de l’équipe de France venait de clubs bretons. « Il y a un gros vivier de joueurs en Bretagne, affirme Pol-Ewen Rault, en équipe de France depuis six ans après être passé par Liffré et Nantes. En Bretagne, ceux qui vont en équipe de France viennent souvent de Nantes, Rennes ou Liffré [les clubs de la Ligue les plus à l’est, ndlr]. En termes d’appartenance, c’est les villes les plus françaises. » L’un de ses coéquipiers glisse en rigolant : « Ils ont trahi, ceux-là ! »

© Louise Quignon
© Louise Quignon

Pour éviter de créer des conflits entre les équipes de France et de Bretagne en faisant leur sélection, les entraîneurs laissent souvent les joueurs décider où ils évolueront. Quand on demande à Olivier Kowarski si les Bretons en veulent parfois aux « Français » de piquer leurs meilleurs éléments, il rigole. « Ben oui quand même, un petit peu. Mais bon, on s’entend très bien donc pour l’instant ça se passe bien. » Il n’empêche qu’en Bretagne, on veut faire concurrence aux favoris. « On veut casser cette idée reçue que l’équipe de France est la meilleure équipe, avance Mathieu Rivoallan, président de la Ligue bretonne. L’équipe de Bretagne s’est constituée avant l’équipe de France et la Ligue bretonne avant la Fédération française. Ça nous donne une petite légitimité. »

Le football gaélique reste une niche : la barre du millier de licenciés en France devrait être passée dans l’année et la Fédération française n’a encore que le statut d’association. Même en équipe de France, ceux qui participeront aux World Games paieront tout de leur poche, de leurs billets d’avion jusqu’à leurs chaussettes. En Bretagne aussi, la question des moyens financiers est un frein au développement du sport. Comme pour les éditions précédentes, la Ligue sera obligée, en plus de chercher des sponsors, de faire appel aux dons et au financement participatif pour rembourser une partie des frais engagés par les joueurs pour le voyage.  « On regrette de ne pouvoir envoyer qu’une des deux équipes de Bretagne aux mondiaux », déplore le coach Ronan Hervé. 

À Piré-Chancé, le soleil de fin d’après-midi a fait sortir quelques promeneurs qui déambulent autour du terrain. Sur les marches bétonnées du complexe sportif, un petit groupe d’hommes sirote de la bière dans des gobelets en plastique. L’un d’entre eux se penche vers un jeune garçon. Il montre le terrain du doigt : « Tu vois les joueurs qui sont là-bas ? Eh ben cet été, ils seront à la télé. » De Piré-Chancé aux portes de la célébrité.

Marion Durand

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