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Marion Durand le

Dans le même Panier

Plus ancien quartier de Marseille, point d’arrivée des Italiens, Algériens et Comoriens, le Panier est en pleine mutation. Airbnb, touristes et nouveaux arrivants aisés se multiplient dans ce coin populaire et cosmopolite. Ça a du bon : de nouveaux commerces ouvrent, la criminalité recule. Et du moins bon : d’anciens commerces ferment, le coût de la vie grimpe, et les habitants historiques peinent à se loger.

Sous un ciel gris de mars, la place des Moulins montre timidement ses deux visages. Un groupe de touristes âgés quelque peu dissipés virevoltent autour d’une guide. Deux hommes, l’un en claquettes, l’autre en TN, discutent en marchant derrière une poussette, avec en fond sonore les piaillements et cris de joie des enfants de l’école mitoyenne. D’un coup de menton envoyé dans leur direction, un troisième homme coiffé d’une casquette en tweed les salue. Ici, dans le quartier du Panier du 2e arrondissement de Marseille, touristes et habitants historiques partagent l’espace en permanence. Il n’en a pas toujours été ainsi.

Situé entre la tour CMA CGM du quartier d’affaires, le 3e arrondissement et le Vieux-Port, le Panier est réputé pour être le plus ancien quartier de Marseille. Point d’arrivée historique des Italiens, des Corses puis des Algériens et des Comoriens dans la ville, il a longtemps accueilli des familles populaires, souvent nombreuses, dans des logements pas toujours en bon état. Aujourd’hui, il est l’un des quartiers les plus touristiques de la ville : ses petites rues typiques, le linge qui sèche aux fenêtres, les musées de la Vieille Charité et les nombreux graffitis attirent de très nombreux touristes et croisiéristes en escale.

Sur les murs, on trouve aussi des écritures d’un autre style qui martèlent le même message au marqueur noir : « Stop Airbnb », « Airbnb casse-toi » ou « Le Panier déteste les touristes ».  Selon la mairie de secteur, 30 à 40% des logements du quartier seraient dédiés à la location de courte durée type Airbnb. La présence de la plateforme de location dans le Panier et la popularité du quartier auprès des touristes ces dix dernières années a fait exploser le prix des loyers et réduit le nombre de logements disponibles pour les habitants.

Plus si belle, la vie

L’homme à la casquette en tweed pourrait parler du Panier pendant des heures. Il s’appelle Andy Robert, a 39 ans et sa famille paternelle y a toujours habité. Il a passé son enfance à y traîner, regardant les vieux jouer aux cartes et profitant des grandes fêtes improvisées en bas de l’immeuble, où les enfants ne savent plus bien si les voisins sont des oncles et des tantes ou si ce sont juste des gens qui habitent à côté. Passablement agacé par les touristes qui viennent parfois beugler leur alcoolémie sous ses fenêtres en plein milieu de la nuit, il voudrait surtout devenir propriétaire. « Je ne veux pas être celui de ma famille qui va mettre un coup de ciseau dans la corde. Mais si je veux être propriétaire, ici au Panier, aujourd’hui, c’est impossible. Les promoteurs ne nous calculent même plus », souffle-t-il pendant que son jeune fils tente d’escalader ses genoux. Il y a aussi ceux qui s’installent durablement et les conséquences de leur présence à Marseille ou dans le quartier.  « Ça fait un petit peu cliché marseillais, mais avec tous ces néo-Marseillais qui ont plus de moyens que nous, le pastis que je payais 80 centimes, aujourd’hui je le paie cinq euros. »

Redouane pose à la Vieille Charité, qui a longtemps servi de lieu d’accueil pour les pauvres. Rénovée en 1961 et située en plein cœur du Panier, elle est aujourd’hui une institution culturelle marseillaise. © Boby

L’histoire a priori pas très instagrammable du quartier, longtemps repaire des narcotrafiquants, ne présageait pas une telle hype. « Il y a beaucoup de mythes autour de ce quartier, poursuit Andy. Il est connu pour être le berceau du milieu marseillais [la mafia, ndlr]. Ça a été une vérité mais on exagère beaucoup le côté Palerme. Mais ce n’est pas non plus le penchant inverse, Plus belle la vie, les artistes… », explique l’homme. En 2013, le titre de Capitale européenne de la culture, couplé à l’ouverture du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), situé à deux pas du Panier, ont fait de Marseille une destination prisée des touristes. Le projet de rénovation urbaine Euroméditerranée lancé en 1995 par l’État et le maire de l’époque Robert Vigouroux a modernisé le quartier mitoyen de la Joliette. Le feuilleton Plus belle la vie, qui séduit encore aujourd’hui plus de deux millions de téléspectateurs, et met en scène un bar aux décors largement inspirés du quartier, a quant à lui probablement contribué à attirer des touristes français.

Depuis son bureau qui offre une vue sur l’esplanade de la Major, Anthony Krehmeier, maire (PS) des 2e et 3e arrondissements laisse traîner ses yeux sur la mer. Assis au fond de son siège en cuir, en jean-chemise-basket, une bouteille de Red bull sur son bureau, il se rappelle de l’époque où les non-marseillais trouvaient la ville « moche » et où personne n’y venait vraiment délibérément. « Dans la vie, rien n’est tout noir, ou tout blanc, c’est souvent gris. Et Airbnb, c’est typiquement gris. Aujourd’hui, j’ai des mecs qui investissent massivement dans le quartier pour faire de l’économie de rente. D’un autre côté, ça permet de rénover des logements. Et là où j’avais des marchands de sommeil, aujourd’hui, j’ai du Airbnb. » Anthony Krehmeier soutient la proposition de loi transpartisane visant à durcir les règles pour les propriétaires qui mettent leur bien en location sur des plateformes.

Les « Venants »

Au sud du quartier, un mistral cinglant souffle sur les terrasses des bars de la Place de Lenche. Face au soleil, deux jeunes dégustent viennoiseries et cafés crème en enchaînant les cigarettes. Ils font les saisons dans les bars et les restaus de ce quartier qui conserve selon eux une vraie ambiance de « village ». Axel, capuche sur la tête et imposants tatouages dans le cou, désigne d’un geste du bras le petit train bleu qui serpente dans le quartier pendant la haute saison. « T’as vu le petit train qui arrive là ? L’été, il est rempli, il y a beaucoup de touristes, des groupes d’Italiens, des Costa Concordia. On se moque un peu d’eux, parfois ils nous prennent en photo, ils prennent le Panier pour un zoo, explique le Marseillais qui a grandi dans le 15e arrondissement. D’un autre côté, ça fait vivre les gens. Sans les touristes certains n’auraient pas d’argent. » Comme beaucoup d’étudiants et jeunes travailleurs, les deux hommes sont arrivés récemment dans le quartier. 

© Boby
© Boby

Installée sur une chaise à côté d’une cagette de citrons éclairés par le soleil, Isabelle Bels ne s’habitue pas à la vue qu’offre sa terrasse, au sommet de l’immeuble dans lequel elle s’est installée en 1974, date de son arrivée dans le quartier. Quand nous l’avons eue au téléphone pour la première fois, cette retraitée qui travaillait dans le monde de la culture nous avait dit : « J’ai fait partie des premiers gentrifieurs. » Elle plisse ses yeux bleus, se balance sur sa chaise et se rappelle : « À l’époque, le Panier n’était pas un endroit spécialement recherché, voire pas du tout. Il y avait encore un laboratoire de transformation d’héroïne dans la rue du Panier, c’était la fin de la French Connection [l’ensemble des acteurs qui prennent part à l’exportation d’héroïne aux États-Unis depuis la France, des années 1930 aux années 1970, ndlr]. » Quand elle arrive dans le quartier avec son mari et ses deux fils, elle inscrit le premier à la maternelle. Sur une photo de classe, « il est le seul blanc et tous les autres, c’était black-beur. C’est plus forcément comme ça aujourd’hui. » 

Elle se lève, se penche à son balcon, tend le bras et désigne la ruelle qui s’étend quatre étages plus bas. « Tous mes voisins, c’étaient des Comoriens. Et ici, c’était un marchand de sommeil qui louait à des pêcheurs portugais. Ils étaient ignoblement mal logés, donc ils se faisaient à bouffer dehors. » Aujourd’hui, ses voisins sont partis et ont été remplacés par d’autres : un office HLM, les touristes des Airbnb, un avocat et puis « des jeunes gens de Paris qui sont dans le spectacle, dans le cinéma, dans la radio, qui achètent des petits endroits où ils venaient au départ en vacances ». Des « Venants », comme écrit son fils Hadrien dans son livre Cinq dans tes yeux (L’Iconoclaste, 2020).

Avec la “Airbnbsation” du quartier et l’arrivée de nouveaux habitants issus des classes plus aisées, le mot « gentrification » est sur toutes les lèvres. Sauf, peut-être, sur celles de Michel Peraldi, sociologue et auteur de plusieurs ouvrages sur Marseille : « Si on part du principe que ce mot désigne un processus de permutation sociale avec des quartiers modestes qui sont « envahis » par des gens plus riches, ça n’est pas du tout ce qui se passe dans le centre-ville de Marseille.» Pour lui, deux changements majeurs ont eu lieu dans le quartier ces quinze dernières années : le logement étudiant, qui a pris une place importante au Panier, et la multiplication des Airbnb. Tous deux réduisent le nombre de logements pour les habitants mais, chose assez rare pour un quartier de l’hypercentre, le 2e arrondissement compte une part importante de logements sociaux. Pour le sociologue, « les pauvres que l’on sort par la porte reviennent par la fenêtre en locataires HLM, sans modifier très significativement la sociodémographie des quartiers. »

© Boby

Le deal tient toujours

Il faut remonter le quartier en se dirigeant vers la mer, passer devant le Bar des 13 coins, et descendre les petits escaliers en pierre pour tomber sur la Maison pour tous du Panier, récemment rebaptisée Maison pour tous Joliette République. Deux jeunes hommes avec un duvet de moustache arrivent avec un groupe de minots et leur font traverser la route pour rejoindre le centre social. Jean Camille Mukonkole esquisse un sourire et désigne les deux jeunes qui encadrent la troupe : « Ce sont mes soldats. » Aujourd’hui retraité, il a commencé à travailler dans le Panier en 1986, d’abord au centre social Baussenque, puis à Maison pour tous où il est arrivé en 1988. 

Officiellement, Jean Camille était animateur, c’est-à-dire chargé d’accueillir les enfants et les jeunes et d’organiser activités, sorties, aide aux devoirs. Il l’a fait. Pour le reste, son rôle se rapprochait beaucoup de celui d’un éducateur de rue. Régulièrement, il allait sur les places du Panier, causer avec les jeunes pour bien les connaître.  « Le quartier n’est pas grand, mais il y a beaucoup de choses qui se passent. Il y a beaucoup de travail. » Il joue aussi les intermédiaires entre le médecin du quartier et certaines familles, entre les jeunes et leurs parents. Les piaules sont souvent « surchargées », et les situations familiales compliquées avec « des disputes, des arrachements entre le papa et la maman, qui se séparent, ne se séparent pas, plus le grand-frère qui veut faire le caïd… » 

Hier, dans le quartier, il y avait du deal. Aujourd’hui subsistent encore des petites mains. On leur fout une paix relative même si leur présence n’est pas toujours au goût des nouveaux arrivants. Pour Jean Camille, « notre travail, c’est surtout de faire de la prévention et d’occuper les jeunes pour éviter qu’ils soient entraînés dedans, même un petit temps ». Alors oui, il s’occupait des jeunes mais pour lui, le deal n’a pas de profil type : il y a des gens propres sur eux, des types “en cravate” et “des mamans” qui sont dedans. « J’ai fait l’intermédiaire pour les plus grands qui en sortent de prison très abîmés, afin de les mettre dans des centres de formation, les diriger vers la scolarité puis l’emploi, etc. » Sur les dernières années de sa carrière, il a regretté la suppression de la police de proximité, démantelée par Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur dans un des gouvernements des mandats de Chirac. « C’était très très intéressant, ça marchait bien. » Parmi les salariés du centre, on regrette aussi cet “âge d’or du social” révolu, qui contraste avec des effectifs et un budget actuels insuffisants. 

© Boby

Dans son bureau, la directrice du centre social, Nathalie Teixeira, ses cheveux bruns remontés en queue de cheval, travaille devant son PC et sa salade de pâtes. Elle pose des questions auxquelles elle ne semble pas avoir de réponse.  Car à l’image du quartier, le public de la structure est très varié. « Quand on est enfant, on ne regarde pas la catégorie socioprofessionnelle des autres. Mais est-ce que les adultes se côtoient en dehors de la maison pour tous ? » Elle reconnaît que même si les rénovations d’Euromed sur le quartier de la Joliette et celles de la rue de la République par des fonds de pension américains ont dû être un choc pour ceux qui ont grandi ici, voir du neuf fait du bien. « Moi qui suis parisienne, j’ai l’impression d’avoir un petit bout de Paris ici avec la rue de la République. C’est haussmannien, c’est très boboïsé. »

« La ville de Marseille pourrait faire davantage »

C’est justement la rue de la République qu’il faut traverser pour sortir du quartier et trouver la permanence de Manuel Bompard, député (LFI) de la circonscription depuis les dernières législatives. Canette de Coca sur la table, tee-shirt blanc à l’effigie de la Bonne Mère, il tire une ou deux bouffées sur sa clope électronique. Habitant du Panier depuis deux ou trois ans, il estime que « la réglementation des locations Airbnb est très légère par rapport à celle de Paris par exemple. La ville de Marseille pourrait faire davantage.” Pour l’élu, le quartier est aujourd’hui une sorte de musée à ciel ouvert. « Ça se traduit dans la vitalité du quartier. Entre octobre et mars, le quartier est mort le soir.” Le visage diurne du Panier a aussi évolué. La boucherie, la pharmacie, le coiffeur et le cinéma ont laissé place à des ateliers d’artistes ou à des boutiques pour touristes.

Le soleil tombe sur le Panier. Dans une quinzaine de jours, le mois de mai arrivera et avec lui le début de la haute saison. Sur la place des Moulins, les touristes croiseront les habitants, anciens comme « Venants ». Personne ne croisera les propriétaires des Airbnb.

Marion Durand

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