Encrer son identité
Comme son surnom l’indique, l’Andro Gynette est aussi habile avec les mots qu’avec l’aiguille. Dans son salon nantais, la tatoueuse grave des mots sur les problématiques que ses clients ne peuvent pas exprimer de vive voix. Une démarche parfois cruciale dans le cheminement identitaire de personnes LGBT+.
Un foie cirrhosé, une licorne, une dent arrachée, un rat mort, un pénis, un piège à loup, une langue transpercée d’un clou, un spermatozoïde à deux têtes … une fresque délirante de tatouages tapisse les jambes de l’Andro Gynette. Un inventaire à la Prévert qu’elle nous montre volontiers, en fin d’interview, en déboutonnant son jean avant de le baisser sur ses chaussures. À part son nom de famille, elle n’a pas grand-chose à nous cacher. L’après-midi d’été où nous la rencontrons dans son salon à Nantes (Loire-Atlantique), la tatoueuse nous propose de l’appeler par son prénom, mais elle ne souhaite pas qu’il apparaisse dans l’article. L’Andro Gynette veut rester l’Andro Gynette, l’artiste qui étire des jeux de mots sur la peau de ses tatoués.
C’est ainsi qu’elle est connue : sur Instagram, ses quelque 44 000 abonnés la suivent pour cette marque de fabrique. Elle détourne un mot, une expression, pour lui donner un tout autre sens. Sur la cuisse d’une de ses clientes, « à l’article de la mort » devient ainsi « à l’article de l’amour » , « la mort » étant raturé et « l’amour » ajouté en dessous. Autre exemple : un « sois belle et tais-toi » tatoué sur un bras, où « belle et tais » sont barrés, pour que l’on lise plutôt « sois toi ». Ces messages résonnent comme des devises, que chacun peut s’approprier avec son vécu. Pour certains, c’est une démarche thérapeutique, visant parfois à soigner un simple chagrin d’amour. Pour d’autres, cela va jusqu’à affirmer un bouleversement d’identité de genre ou sexuelle.
Thérapie tattoo
Les tatoués de l’Andro Gynette savent où ils mettent les pieds – et la peau. Sur son compte Instagram, elle publie régulièrement des flashs. Ces créations qui font son succès ont souvent un message positif et inclusif, ils parlent d’amour, de féminisme, d’identité sexuelle ou de genre. L’artiste propose aussi des tatouages personnalisés, pensés à partir du vécu du visiteur. Quand celui-ci raconte son histoire, elle, dans une posture proche de celle d’un psy, relève les mots qui l’inspirent. À partir de ses notes, elle fait plusieurs propositions de tatouage, toujours des jeux de mots dont elle a fait sa spécialité. « C’est une gymnastique du cerveau, explique-t-elle. Chacun a un vocabulaire très différent. Je me contente d’écouter la personne et je repère le mot que d’autres ne diraient pas. C’est à partir de ce mot-là que je trouverai ensuite un jeu de mots unique. »
Ce jour-là, les deux clientes qui se succèdent viennent pour des flashs. La première vient de Brest, à un peu plus de trois heures de route, la seconde interrompt ses vacances dans le Var exprès et sort à peine de l’avion. Clémence, la Brestoise de trente-trois ans, a choisi « crêver d’amour », le « c » étant barré. Par-dessus le ronronnement du dermographe [Appareil électrique servant à réaliser des tatouages, ndlr] courant sur la cuisse de sa cliente, l’Andro Gynette révèle l’origine de son nom d’artiste : elle a longtemps adopté un look androgyne, et en s’inscrivant sur Facebook, elle a voulu rendre hommage à sa tante, Ginette, surnommée … Gine.
Quelques dizaines de minutes plus tard, la tatoueuse met un point final à son œuvre du jour, puis sort son smartphone : c’est le moment de prendre une photo pour alimenter son compte Instagram ! Tout en nourrissant l’algorithme du réseau social, elle nous montre l’un des messages qui l’a le plus émue. Celui de Maïa Petoton. « Je voulais te dire merci », peut-on lire dans ce message daté du 11 juin 2019. Maïa explique son parcours universitaire choisi pour satisfaire sa famille plutôt qu’elle-même. « C’est ce flash, comme un élément déclencheur, qui a cristallisé mes véritables aspirations. Arrêter de réfléchir en terme de moindre danger, et de faire de mes idéaux mon métier. J’intègre donc à la rentrée un master féminisme et étude sur le genre ! Pour la suite qui vivra verra ! » Une photo de Maïa, de dos, est attachée au message. Ses cheveux ramenés en chignon laissent apercevoir la moitié basse de son crâne, rasée. On peut y lire, inscrit à l’encre noire dans une typographie style machine à écrire : « avoir des couilles (mais le sexe faible) ».
Une identité derrière la tête
Attablée devant un café allongé, Maïa Petoton commence par retirer son chewing-gum et l’enveloppe délicatement dans ce qu’elle a sous la main : un ticket de caisse qui traîne dans son sac. Ses cheveux ont repoussé : ils recouvrent son crâne et forment de petites bouclettes brunes. Avant sa première gorgée de café dans cette brasserie parisienne, l’étudiante se revoit tiquer devant ce tatouage, un flash posté sur le compte Instagram de la tatoueuse nantaise. « J’avais la sensation que ça disait quelque chose de moi que je n’avais pas su dire jusqu’alors. C’était plus qu’un coup de cœur. Une révélation. » À 26 ans, Maïa se définit comme non-binaire, c’est-à-dire qu’elle ne s’identifie ni comme strictement femme, ni comme strictement homme. Un terme qui représente un spectre très large dans lequel elle n’arrive pas encore à se situer précisément. D’ailleurs, on peut aussi bien la désigner par « elle » que par « ael », pronom de la troisième personne du singulier permettant de désigner des personnes sans distinguer leur genre. « J’ai toujours eu des doutes sur mon identité. Dès la primaire, j’ai vécu du harcèlement scolaire venant de filles, parce que je ne jouais qu’avec des garçons. Ça a vraiment fait une scission avec le féminin à ce moment-là, je l’associais à du mauvais. J’avais cette impression de ne pas coller et ça a empiré au collège. »
Deux ans plus tôt, en plein questionnement sur son identité et ses études, elle décide de se faire graver le flash de l’Andro Gynette sur le crâne. Ce jour de février 2019, elle prend un Paris-Nantes à l’aube, sans prévenir personne, la moitié du crâne fraîchement rasée. « J’ai choisi cet endroit pour pouvoir le cacher. Mais quand j’y repense, je me dis que c’était aussi pour ce côté percutant, c’était comme mettre sur ma tête quelque chose que j’avais, justement, dans ma tête ». Maïa n’en est pas à son premier tatouage. Ce n’est pas non plus le premier à questionner le genre. Sur son tibia droit, une culotte est dessinée à l’encre noire, avec le mot « prince » en dessous. Sur son tibia gauche, comme un jeu de miroir, on distingue un slip surmontant le mot « princesse ». Mais ce tatouage sur le crâne reste particulier. « J’ai aimé le côté reproductible : il y avait un aspect presque communautaire, avec le fait de me dire que ça pouvait potentiellement intéresser d’autres personnes, que je n’étais pas seule. » Débute alors une relation tumultueuse entre la tatouée et sa gravure couillue.
Impossible d’ignorer désormais ce « avoir des couilles (mais le sexe faible) » qui prend la moitié de sa tête, et pas qu’au sens propre. « On a eu du mal à cohabiter, lui et moi, lâche Maïa dans un sourire timide. C’est le seul tatouage que j’ai caché de manière consciente. Il dit tellement de choses de moi, des choses que moi-même je ne savais pas encore. » Quelques mois après son passage à la Main d’Oeuvre, le salon de l’Andro Gynette, l’étudiante, qui prépare alors le CAPES pour enseigner la SVT (sciences et vie de la terre), se dispute avec un professeur. Le programme enseigne aux futurs diplômés l’identité sexuelle et sexuée sous une vision binaire uniquement. « Alors qu’on sait pertinemment que même biologiquement, il n’y a pas de binarité stricte », s’agace Maïa, qui prend conscience que ses études s’opposent radicalement à son identité. Lors de cette dispute, son tatouage lui sert même d’argumentaire : elle le montre à son professeur pour appuyer son discours. À la fin de l’année universitaire, l’élève se réoriente et débute, comme annoncé à l’Andro Gynette, un master sur les études de genre.
« Un tatouage comme pansement”
« Je me suis dit que mon travail ne servait pas à rien », sourit l’Andro Gynette dans son salon nantais en nous montrant le message de Maïa. L’artiste, tatouée sur presque tout le corps, désinfecte inlassablement chaque surface de son salon entre deux clientes, avant d’envelopper meubles, lampes et table de tatouage d’un film cellophane. Régulièrement, elle plonge sa main dans un bol rempli de sucreries. Elle s’excuse, en revanche, de ne plus avoir de dosettes pour la machine à café. En dix ans de carrière, la jeune femme a fait de ces jeux de mots thérapeutiques sa signature. « Le but n’est pas de soigner les gens, je ne suis pas là pour ça, mais de faire en sorte qu’ils repartent avec un tatouage comme un pansement, qui va aider à la cicatrisation », analyse la jeune mère de trente-cinq ans. Elle-même a un rapport très intime au tatouage. « Au départ, j’ai commencé à m’en faire parce que je n’aimais pas mon corps. Je voulais que les gens regardent mes tattoos et pas moi. » Vêtue ce jour-là d’un jean et d’une chemise, ses dessins d’encre dépassent de ses manches. Sous ses cheveux, on devine quelques fresques sur son crâne. On aperçoit aussi le sigle « PMA » gravé sur sa cheville. Prendre la pose devant notre photographe est ardu ; elle grimace, gigote, craint que l’on aperçoive une poussée d’acné sur les clichés : ses complexes prennent le dessus. Un mal-être qui l’a poussée, plus jeune, à se « cramer les poignets », comme elle dit, en nous montrant des cicatrices de brûlures. « J’ai ce besoin de matérialiser la douleur pour ne pas la subir, pour en devenir maître. Avec le tatouage, au moins, de cette douleur, il en ressort quelque chose de beau ». Ses fresques corporelles n’ont aucune valeur esthétique, pour la jeune artiste. Elle veut plutôt recouvrir un corps qu’elle n’aime pas, pour que les regards se perdent dans ces gravures originales plutôt que sur sa peau.
La Nantaise d’adoption s’est tournée vers le dessin pour soigner une dépression. Elle perd son père et un ami le même jour, le premier d’une cirrhose, le second d’un accident de la route, avant, deux mois plus tard, d’encaisser un nouveau décès, celui de sa cousine. Endeuillée, elle dessine inlassablement pendant un an et développe son style, puis entame un apprentissage chez sa tatoueuse au salon La Boucherie moderne, à Bruxelles. Là-bas, « pour la première fois de [sa] vie, elle [s’est] sentie à [sa] place ». Depuis, dans son salon à elle, on se presse des six coins de l’Hexagone pour repartir avec un jeu de mot de son imagination.
Quentin Thuillier est venu de Nancy (Meurthe-et-Moselle), « scotché », dit-il, par un flash de la tatoueuse sur Instagram. Il représente deux mains d’hommes l’une dans l’autre, surmontées par ce texte : « Être de pair », « de pair » étant barré et remplacé par les mots « deux pères », écrits dans une autre police. Le dessin et sa signification font écho à sa situation, lui qui voudrait, comme son conjoint, avoir des enfants biologiques. La seule solution pour eux serait la Gestation pour autrui (GPA), mais la pratique est illégale en France et coûte très cher à l’étranger. « J’ai aussi trouvé ce dessin très fort : il ne remet pas en cause la virilité de ces hommes qui se tiennent la main. » En effet les deux mains sont imposantes et se serrent avec fermeté, avec assurance. « Dès l’école, je sentais que je n’étais jamais assez viril, assez fort. Je ne comblais pas les attentes de mon père », explique cet ingénieur d’études et de recherche en biologie.
Cette démarche chez l’Andro Gynette lui permet d’affirmer un peu plus son coming-out, une annonce qu’il a faite à distance à ses parents. À dix-sept ans, il leur laisse une lettre de vingt-et-une pages en partant quelques jours à un festival. Depuis, le sujet n’a plus jamais été évoqué. « Je tiens la main d’un homme constamment via ce tatouage, développe Quentin. Il valide mes sentiments, mon existence et le droit d’être parent, droit qui selon moi devrait être universel.”
Le jeune Lorrain de vingt-six ans ne tarit pas d’éloges sur sa première rencontre avec la pro de l’aiguille. « Son accueil était chaleureux, la discussion ouverte, c’est une personne qui fait du bien aux gens. » À tel point qu’il retournera la voir quelques mois plus tard pour un tatouage personnalisé. Cette fois-là, Quentin s’ouvre davantage, lui dévoile sa tendance à refouler ses sentiments, son mal-être qui lui a longtemps fait adopter un comportement destructeur. Sur son ordinateur, l’Andro Gynette prend des notes et remarque que le mot « enterrer » sort souvent de la bouche de son client. Quand leur discussion touche à sa fin, elle lui fait plusieurs propositions. Le jeune ingénieur optera pour un détournement de l’expression « enterrer ses sentiments ». Un « iner » couvre les deux « r » raturés et laisse désormais lire sur sa peau « entériner ses sentiments ».
L’adresse nantaise du salon de la tatoueuse est recommandée comme safe, c’est-à-dire que l’accueil y est chaleureux, peu importe l’orientation sexuelle, le genre, l’ethnie ou encore l’apparence physique du client. L’Andro Gynette est notamment conseillée sur la page Instagram @safetattooartist qui recense les artistes à qui l’on peut faire confiance. Il y a deux ans, le mouvement #MeToo a atteint les salons feutrés de tatouage. Des milliers de témoignages sur les réseaux sociaux ont dénoncé des pratiques humiliantes, discriminantes, du harcèlement et des agressions sexuelles. En installant chaque client sur sa table de tatouage, l’Andro Gynette lance systématiquement : « Si je fais quelque chose qui te met mal à l’aise, tu me le dis, n’hésite pas. » Dans le questionnaire qu’il faut remplir par mail, avant de venir à la Main d’Oeuvre, elle demande également à ce que chaque client précise le ou les pronoms qu’elle doit utiliser lorsqu’elle s’adresse à eux.
Aiguiller sa réflexion
Au fil du temps, ces tatouages qui affirment ou réaffirment une identité changent de sens. Comme la peau sur laquelle ils sont gravés, ils évoluent en même temps que leur porteur mûrit sa réflexion. « Ça a été une grosse remise en question, comme un seul rendez-vous chez un psy, mais qui semblait être concluant », analyse Hugo Rebua. Formateur en restauration rapide, cet Aixois de vingt-et-un ans est aussi le neveu de l’Andro Gynette. Quand il se rend chez elle, il se pose des questions sur son identité, sent que le regard des gens n’est pas celui qu’il porte sur lui-même. Sa tante tatouée met les mots sur son mal-être, elle pique, à l’intérieur de l’avant-bras, deux paires d’yeux, l’une sans pupille ni iris, avec ce texte : « identité double (trouble) ».
Ce tatouage n’est pas directement lié à son homosexualité, mais il résume pour le jeune homme « un côté féminin et un côté masculin qui cohabitent ». Avec ce bras encré, Hugo estime « poser un pansement à la fois sur toutes les questions qu[‘il se] pose, mais également sur tous ces codes que la société impose aux hommes » Regarder ce dessin et ce mantra tous les jours l’aide à avancer dans sa réflexion. Une centaine de nouvelles questions déferlent, mais cette fois sans embrumer son esprit. Il cherche les réponses, une par une. « Un processus introspectif incroyable », résume l’Aixois. Maïa Petoton elle aussi chemine avec son tatouage. Elle l’a d’abord vu comme un message intime, puis a songé qu’il indiquait qu’elle était transgenre, alors qu’elle ne se retrouve pas dans ce terme. « Aujourd’hui, je lui donne un sens plus large, affirme-t-elle. Il ne s’adresse pas qu’à moi mais questionne, en général, le rapport du sexe avec le genre. »
La prochaine étape, livre l’étudiante en terminant son allongé, est de faire son coming-out auprès de ses amis. Un jour, peut-être, viendra le tour de ses parents. Maïa aimerait leur révéler, en même temps, son tatouage et son identité.
Marion Cazanove