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Robin Richardot le

Et au milieu coule un bras de mer

Un mince bras de mer scinde la petite ville de Pasaia en deux quartiers rivaux. D’un côté, San Juan. De l’autre, San Pedro. Depuis un bon siècle et demi, ces adversaires historiques se mesurent l’un à l’autre par le biais de régates de trainières, des barques de pêche traditionnelles sur lesquelles s’entassent treize rameurs et un barreur.

C’est l’histoire d’un derby comme il y en a un peu partout dans le monde dans n’importe quel sport. À la différence qu’ici, il a suffi d’un simple bras de mer d’une centaine de mètres pour créer une durable rivalité. Cette querelle de clocher se déroule à Pasajes (ou Pasaia, en basque), commune côtière du Pays basque espagnol, à dix kilomètres de la frontière française avant Saint-Sébastien. Il y a d’un côté le quartier de San Pedro et de l’autre, celui de San Juan. Une rive plus industrielle avec ses bateaux de pêche et ses énormes hangars et une autre plus touristique, aux allures de carte postale de la côte basque avec ses restaurants et ses maisons à colombages. Une berge où tout le monde s’habille en violet et une autre où le rose est de mise. « Ici, personne ne te dira qu’il est de Pasajes, résume un habitant. Tu es soit de San Pedro, soit de San Juan. »

Deux clubs dans la ville matérialisent cette rivalité : Sanpedrotarra Arraun Elkartea (Société d’aviron de San Pedro) et Pasai Donibane Koxtape Arraun Elkartea (Société d’aviron Koxtape Pasaia de San Juan). Les deux associations sont spécialisées dans les courses de trainières, à l’origine de longues barques de pêche à bancs fixes. Durant les régates, elles sont propulsées en pleine mer par treize rameurs et un barreur, appelé patron, devant guider le navire. Une compétition désuète mais une vraie religion au Pays basque (surtout côté espagnol) et notamment à Pasaia.

© Elie Monferier.

Les foules se déplacent pendant tout le championnat en été pour finir en apothéose avec La Bandera de La Concha, équivalent de la Ligue des Champions des trainières, qui se dispute en septembre à Saint-Sébastien. « C’est le seul sport ici pendant l’été, confie Ander, patron de l’équipage de San Pedro. Tout le monde regarde l’aviron et ne parle que de ça. Même le football est relégué au second plan. » Ce sport s’invite partout à Pasaia et surtout dans les bars le long du port. Tous sont remplis de photos d’archives ou d’étendards. Aux balcons des riverains, les drapeaux violets « Aupa San Pedro » (« Allez San Pedro ») flottent face aux étendards roses de l’autre rive. La passion se prolonge même dans les églises des deux quartiers. Aux côtés des vêtements liturgiques sont encadrés de vieilles banderas (drapeaux, en espagnol), trophées de courses passées.

L’enthousiasme est tel que quand on parle de la rivalité de San Juan et de San Pedro en aviron, les comparaisons en viennent très vite aux plus grands derbys basques : Athletic Bilbao contre la Real Sociedad de Saint-Sébastien en football, ou Biarritz Olympique contre Aviron Bayonnais en rugby. Bien sûr, le temps a fait son œuvre et ce duel historique et fratricide s’est progressivement apaisé. « C’est une rivalité saine », nous ont rassurés tous les locaux croisés. Mais les piques à l’adversaire ne sont jamais très loin.

« Vous saviez que Victor Hugo avait une maison à San Juan ?, demande avec un sourire taquin Joxel, un retraité du quartier âgé de 74 ans. On dit qu’il s’est inspiré des gens de San Pedro pour écrire Les Misérables. » Et on ne plaisante pas non plus avec les couleurs. « Je n’ai jamais mis un vêtement rose de ma vie !, assure Xabier Isasa, président du club de San Pedro. Ni tee-shirt, ni caleçon, rien. Parce que je suis de San Pedro et que je serai violet toute ma vie. » La preuve que si elle est moins marquée, l’adversité n’a jamais été totalement enterrée. Il suffit de se rendre à la mairie de Pasaia, érigée à San Juan, pour le constater définitivement. Livres sur les régates, photos d’archives, coordonnées d’acteurs locaux : on veut bien tout nous donner mais nous n’aurons aucun commentaire sur la rivalité des deux rives. « Je ne vais pas en parler parce que ça reste un thème un peu sensible, nous glisse une hôtesse d’accueil. Encore aujourd’hui. »

© Elie Monferier.

La pêche, querelle originelle

Assis sur un banc le long du quai de San Juan, balançant son regard derrière ses lunettes entre la rive en face et son chien Urdin dans l’eau, Aquilino Etxarri aurait beaucoup de choses à dire sur cette rivalité. À 91 ans et toujours débordant d’énergie, cet ancien boucher a vécu toute sa vie à San Juan. « C’est ici que je suis né et ici que je mourrai », assène celui qui fut rameur une année, en 1954. À cette époque-là, après la Guerre civile et la Seconde Guerre mondiale, la rivalité entre San Pedro et San Juan est très forte, alimentée par la création de clubs officiels d’aviron dans les années 50. « Ma boucherie était à Trintxerpe, un autre quartier de la ville à l’ouest, raconte-t-il. Pour y aller, on devait traverser San Pedro. Il n’y avait qu’une seule rue à l’époque. À chaque fois qu’on y passait, les gens nous insultaient aux balcons ou nous jetaient des pots de fleurs ou des seaux d’eau. »

En tant que spectateur, Aquilino Etxarri a vu cette rivalité se maintenir jusqu’à la fin du siècle dernier. Entre 1986 et 1995, sur les dix éditions de la Concha, huit sont remportées par San Pedro ou San Juan. Leur inimitié pousse chacun à se donner à fond sur l’eau. « On gagnait une régate le samedi et ils nous battaient le dimanche et rebelote le week-end suivant. C’était très féroce au niveau sportif, se souvient Ramón, ancien rameur et patron de San Pedro. Durant les régates, les gens de chaque côté jetaient des pierres sur l’équipe adverse. » Pourtant, l’entraîneur actuel de la trainière féminine de Tolosa précise qu’il n’y a jamais eu de drame. « Ça se chauffait pas mal, ça gonflait les torses mais ça n’en arrivait jamais aux mains. Même si c’était parfois limite », ajoute celui qui peut se targuer d’avoir vu Jean-Jacques Cousteau lui remettre une bandera à Saint-Jean-de-Luz en 1981. « À chaque fois qu’on gagnait une course, on célébrait en jetant des feux d’artifice sur l’autre rive, s’amuse Antxon, secrétaire puis président de la Société d’aviron de San Pedro pendant une vingtaine d’années. Les autres faisaient la même chose quand ils gagnaient. C’était la tradition. »

Pour comprendre cette petite guerre, il faut se replonger au temps où San Pedro et San Juan étaient majoritairement habités par des pêcheurs. Le travail quotidien devient alors une course : il faut être dans les premières trainières à rentrer au port pour vendre le poisson le plus cher. Dès le début du Moyen Âge, les Basques chassent aussi la baleine dans le golfe de Gascogne. « Le premier qui harponnait la baleine récupérait le butin, resitue Kattalin, guide à la Faktoria Maritime Albaola, musée de San Pedro dédié à la construction de navires en bois historiques, notamment du baleinier San Juan, parti chasser le cétacé à Terre-Neuve, au Canada. On peut tout à fait imaginer les deux trainières aller à toute vitesse pour attraper la bête avant l’autre. Et puis les uns se fâchent prétextant que c’était leur baleine pendant que les autres rétorquent qu’ils l’ont vue avant. Ça commence à se cuisiner à ce moment-là. »

© Elie Monferier.

Petit à petit, le travail maritime laisse place aux premiers défis et courses sportives. Il n’y a pas de clubs officiels mais on s’affronte village contre village, quartier contre quartier, famille contre famille. « Les premiers documents écrits démontrant des piques entre San Pedro et San Juan datent des années 1850, assure Xabier Isasa, président de Pasai Donibane. Ce sont les premières traces de compétition un peu officielle. Même s’il y avait sans doute des courses bien avant. » Quelques décennies plus tard, en 1878, la marine nationale française organise les premières régates de trainières à Bayonne. Elles sont d’ailleurs remportées par l’équipage de San Pedro et le trophée de l’épreuve, un collier, est toujours exposé dans l’église du quartier. Voyant l’intérêt touristique, Saint-Sébastien prend très vite le relais. L’année suivante, la Bandera de la Concha voit le jour. San Pedro et San Juan ont enfin une épreuve reine pour se mesurer l’un à l’autre. 

« La Union »

Les courses de trainières vont cristalliser les tensions entre les deux quartiers. Les habitants sont d’ailleurs les premiers à plaisanter sur le fait qu’ils se tolèrent à l’automne, en hiver et au printemps mais qu’ils ne peuvent plus se voir dès que l’été et la saison des régates arrivent. Et au niveau du palmarès, les hommes en violet peuvent se targuer d’avoir une longueur d’avance sur leur voisin. Le quartier ouest compte aujourd’hui quinze victoires à la Concha (deuxième derrière Orio à 31 victoires) contre dix pour son adversaire. Il faut dire que San Pedro a très vite pris le dessus aux prémices de ces Olympiades des trainières.

Leur bateau remporte la deuxième édition de la Concha en 1880, puis en 1899 et en 1906. Il faut attendre l’édition de 1917 pour assister au bras de fer tant espéré. Les deux trainières se retrouvent au coude à coude en finale. Finalement, les rameurs de San Pedro reprennent l’avantage et terminent en tête avec treize secondes d’avance. Selon La Informarción du 17 septembre 1917, les rivaux de San Juan crient au scandale. L’objet de leur mécontentement : « la Libia », la trainière de San Pedro, fabriquée cette année-là et baptisée ainsi en hommage à la nièce de son constructeur. Ils affirment qu’elle était bien meilleure que la leur, offrant un avantage injuste sur l’eau. Rien n’y fait, ils n’auront que leurs yeux pour pleurer… et pour voir ceux de l’autre rive portés en héros par tout le quartier, le curé en tête. Encore aujourd’hui, un panneau à côté de l’église rappelle cet épisode glorieux.

Image One
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Il y en aurait d’autres à garder en mémoire tant la période est faste pour San Pedro. Entre 1927 et 1932, le quartier rafle toutes les Banderas de la Concha. Un record toujours inégalé. À cette époque, l’équipage est porté par un certain Manuel Arrillaga Arzak, dit Aita Manuel (Papa Manuel, en basque). Déjà vainqueur à 17 ans d’une Concha comme rameur en 1899, il en décroche ensuite neuf autres (un record là aussi) comme patron. Référence incontournable dans le monde de l’aviron, Aita Manuel est le Maradona local. Son portrait s’affiche un peu partout à San Pedro et, sur une place du quartier faisant face à la rive de San Juan, une statue du héros à taille humaine a été érigée pour célébrer le centenaire de sa victoire en 1917. Avec son béret vissé sur la tête et sa bedaine de bon vivant, le patron semble ridiculement petit à côté de sa pagaie de quatre mètres. Bien sûr, personne ici n’osera se moquer de lui, pas même ceux de San Juan, qui respectent un si grand champion. 

D’autant plus qu’Aita Manuel leur a permis d’obtenir leur première Concha. Enfin presque. Bien sûr, la figure de San Pedro n’a pas trahi les siens pour ramer avec ceux d’en face. Mais en 1921, les deux quartiers tentent de mettre de côté leurs différends et décident de monter une trainière unique et commune de Pasaia pour la régate de Saint-Sébastien. Les meilleurs rameurs du coin dirigés par Aita Manuel à la barre : cela a tout de la recette parfaite pour ramener le drapeau à la maison. Et c’est ce qu’il se passa. Trop beau pour être vrai, non ? Malgré la victoire de « La Union », l’expérience n’a jamais été renouvelée et les deux quartiers sont retournés faire bande à part dès l’année suivante.

« Le mariage était trop compliqué, plaisante José Miguel Beraza, président du club de San Juan. Il y avait trop de rivalité pour prolonger cette union. » Son homologue de l’autre côté, Xabier Isasa, reste tout aussi flou : « Ça ne s’est pas très bien fini…Ce sont des histoires comme ça. C’est comme si l’Aviron Bayonnais et le Biarritz Olympique essayaient de se réunir. On a bien vu que c’est quasiment infaisable. » Cent ans plus tard, cette union manquée est toujours symbolisée par une question d’actualité : lequel des deux quartiers a eu la garde du trophée ? « La bandera est à San Pedro. Elle a passé un siècle là-bas, il serait temps qu’on leur demande de l’avoir un peu. Sinon on fera une incursion une nuit et on leur volera ! », s’esclaffe José Miguel Beraza. Sauf que de l’autre côté du bras de mer, on dément formellement cette affirmation. « En réalité, on ne sait pas où est ce drapeau. Ni nous, ni les gars de San Juan. Du moins c’est ce qu’ils nous ont dit…», raille Xabier Isasa.

© Elie Monferier.

« L’argent tue petit à petit la tradition »

La rivalité a fini par s’estomper en même temps que les deux clubs historiques ont perdu leur statut d’équipes de premier plan. Depuis plus de vingt ans, Pasaia n’a pas brillé à la Concha. En 2018, Pasai Donibane est descendu en deuxième division des ligues de trainières, qui ont vu le jour au début du siècle, et San Pedro l’a rejoint l’année suivante. « L’aviron s’est révolutionné. On reste un petit quartier sans beaucoup de moyens », regrette Xabier Isasa. Tous les rameurs de Pasaia sont amateurs, bien qu’ils pratiquent six jours sur sept, et ne reçoivent à la fin de la saison que les primes de course en fonction de leurs résultats. « Il nous est arrivé de ne pas pouvoir garder des jeunes parce qu’un autre club leur propose 15 000 € à l’année. Ce n’est pas énorme mais comparé à rien du tout…Tout ce qu’on peut proposer nous, c’est de ramer et de gagner des titres pour San Pedro », déplore l’ancien président Antxon.

Sur l’autre rive, l’ambiance n’est pas plus optimiste. « Comme partout, l’argent tue petit à petit la tradition. J’ai peur qu’un jour on finisse par disparaître », souffle José Miguel Beraza. Comme dans le football, les transferts de rameurs entre clubs se sont démocratisés. Chose impensable au siècle dernier, on peut trouver des rameurs passés de San Juan à San Pedro et inversement. On peut même trouver Ander, le patron de San Pedro, à l’entraînement du club vêtu de sa tenue rose de l’an passé. Lui-même en rigole et accepte avec le sourire les piques de ses collègues. « Les gens m’ont bien traité en arrivant ici », confie l’homme de 36 ans dont la femme vit à San Pedro. 

Beaucoup de couples se sont aussi formés et mariés en mélangeant les origines. « Ma femme est de San Juan et je suis de San Pedro. Quand on a commencé à vivre ensemble ici, certains vieux étaient un peu réticents », en rigole l’ancien barreur Ramón, 56 ans aujourd’hui. Et les enfants de ces unions alors ? « Mon fils est de San Pedro, taquine-t-il. Il a le sang de la maman mais il a le sang violet ! » Même si elle n’est plus aussi vive qu’avant, cette rivalité se transmet alors chez ces jeunes. Personne ne sait plus trop pourquoi il faut se moquer de ceux d’en face mais on le fait parce que c’est comme ça. « Depuis tout petit, on va à l’école avec ceux de San Pedro donc ce n’est pas une rivalité très sérieuse. Mais peut-être qu’on va plus facilement traîner avec les gens de San Juan », analyse Anartx, 20 ans, rameur natif de San Juan.

© Elie Monferier.

« On se chamaille toujours au collège en fonction des résultats du week-end ou de la Concha, abonde son confrère Markel, 19 ans. Pour ce qui est de l’aviron, on s’entraîne tous les jours à leurs côtés, on partage la même eau. Forcément, ça alimente un peu la rivalité. On essaye de les impressionner. » Pendant les régates, les deux camps ne se font toujours pas de cadeaux. « En course, on veut toujours finir devant eux, rigole Mikel, 24 ans, né à San Pedro. Bien sûr, c’est toujours mieux de finir premiers. Mais ça me va de terminer avant-derniers, tant que les gars de San Juan sont derniers. »

Le week-end avant notre venue, il y a d’ailleurs eu une régate à Pasaia. Ni San Pedro, ni San Juan n’ont gagné, pourtant ces derniers savouraient une forme de victoire : ils sont arrivés deuxièmes, juste devant San Pedro, troisièmes. Face à l’allégresse de leurs rivaux, les rameurs de San Pedro ne se sont pas privés de rappeler que malgré cette petite défaite, ils restaient premiers de la ligue. Une place d’ailleurs confortée le week-end suivant notre départ par une victoire de la Libia à la régate d’Orio. « On a remporté la bandera ! Vous nous avez porté chance ! », salue Xabier Isasa via le réseau social WhatsApp, en joignant quelques photos de rameurs aussi suants que souriants. Quelque chose nous dit que notre passage aura laissé de moins bons souvenirs à San Juan.

Robin Richardot

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