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Jérôme Garcin le

Le drame et la plume

Chroniqueur au Nouvel Obs, ancien animateur de l’émission Le Masque et la Plume sur France Inter, Jérôme Garcin est aussi un écrivain fécond que rien n’inspire tant que le cheval. Leur relation, pourtant, ne pouvait plus mal commencer. C’est en chutant de son destrier que le père de Jérôme Garcin a trouvé la mort. Des années plus tard, c’est en montant à cheval que son fils a retrouvé la paix. Aujourd’hui cavalier aguerri, il a pour sa muse quadrupède un respect très haut et une ardente gratitude.

Petit, dans la forêt de Rambouillet ou sur la longue plage normande d’Omaha, je regardais mon père monter et je le trouvais beau. Il n’avait pas seulement fière allure, il avait aussi l’air intrépide. Rien ne pouvait le désarçonner. Même si, en selle, il gardait la cravate, il me semblait que ce sport élégant l’assouplissait et donnait enfin un corps au rigoureux éditeur de Bachelard et Deleuze. Il fallut sa chute mortelle, après le galop fou d’un trotteur fou, pour que je comprenne que, durant près de dix ans, le cheval avait littéralement porté mon père. Cet animal au dos si large et aux jambes si fines avait en effet supporté le poids de sa douleur d’avoir perdu un fils, mon frère jumeau, renversé par une voiture. Il avait soulagé sa peine aux trois allures et donné de la hauteur à son chagrin. Lorsque, ce fatal 21 avril 1973, l’homme de quarante-cinq ans s’enfonça au pas cadencé dans les sous-bois, il était escorté par son fils d’à peine six ans. Un ange, sur l’épaule d’un cavalier qui s’en va.

J’étais encore un adolescent lorsque mon père disparut et je n’aurais jamais imaginé pouvoir fonder ma passion sur un tel drame. D’ailleurs, jusqu’à ma trentaine, j’ai fui les chevaux comme on contourne une scène de crime. Ils étaient coupables, et j’étais innocent. La délivrance est venue de mes propres enfants. Ils m’ont tendu les rênes de leurs poneys, manière de me dire que je devais, moi aussi, sur des étriers, participer à leur bonheur. J’ai souri et obéi. C’était sur la côte normande, au début des années quatre-vingt-dix. L’apprentissage fut méthodique. J’ai sacrifié aux habituelles séances de tape-cul, avec leur cortège de courbatures inédites, appris à me tenir droit et cessé peu à peu d’être un passager clandestin. Un jour, enfin, je sus monter.

Le cheval, qui avait été mon ennemi, devint le meilleur de mes amis, le plus fidèle, exigeant et attentionné. Tout ce que je lui ai donné – mon temps, mon énergie, mes regrets et mes rêves –, il me l’a rendu au centuple. Eaubac, un merveilleux trotteur désormais à la retraite sous les pommiers du pays d’Auge, et puis Valrose, un selle français, doué pour dresser et sauter, m’ont tout appris. La patience au long cours. L’usage, pour mieux gouverner en douceur une masse de cinq cents kilos, de l’autorité sans violence. La morale et la justice. Le goût de la liberté. L’absolue beauté de l’art éphémère. La métamorphose de l’homme en animal, jusqu’à la fusion des deux. Et qu’il faut savoir faire la paix avec son passé, pour le ressusciter dans des livres. Des livres que j’ai écrits à partir du moment où je suis devenu cavalier. Car le cheval a été mon confident et mon allié substantiel. Lui seul a été capable de briser mes rigidités et mes silences. Il m’a augmenté. Il m’a grandi. En le travaillant sur le plat, en lui demandant d’exquises figures chorégraphiques ou en l’emmenant humer l’air marin sur la plage, j’ai toujours l’impression de m’améliorer. Écrire sur lui est la seule manière de lui exprimer ma gratitude.

Jérôme Garcin

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Collection Sphères
Les cavaliers
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