Les Glières, lieu de mémoire et arène politique
Des centaines de maquisards y livrèrent bataille en 1944, aujourd’hui ce sont des associations et des politiciens qui s’y écharpent. Depuis 2007 et la venue de Nicolas Sarkozy, le plateau des Glières est le théâtre d’une lutte entre deux camps qui s’accusent mutuellement de récupérer la mémoire du lieu.
C’est peut-être le silence de la nature, ou bien celui du recueillement, ou celui des morts, en tout cas c’est dans un grand silence, calme et enveloppant, qu’est plongé le plateau des Glières ce matin de décembre. Au loin, dans ce paysage au cœur du massif des Bornes, en Haute-Savoie, des fondeurs bavardent en faisant des tours de piste au milieu des sapins. Leurs mots sont inaudibles, étouffés par l’espace et la neige fraîchement tombée. Quelques promeneurs passent devant le Monument national de la Résistance, grande sculpture érigée en 1973 en hommage aux maquisards qui ont combattu ici. « Il y a aussi des loups sur le plateau, lâche Christian Ferrier, soixante-dix ans, ancien ouvrier ascensoriste aux longues moustaches blanches. C’est un sujet clivant. Encore un. » L’autre, celui qui depuis quinze ans fait grand bruit, c’est celui de sa présence ici chaque printemps, avec d’autres militants de gauche, pour ce qu’ils ont appelé le Rassemblement des Glières.
Le fond de l’affaire vient d’une vision radicalement différente de la Résistance qui oppose d’une part l’association Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui (CRHA), qui organise le rassemblement, et de l’autre des politiciens locaux ainsi qu’une association d’anciens combattants. Les premiers entendent réactualiser le concept de Résistance en mettant en avant sa dimension politique, ancrée à gauche ; les seconds voient au contraire les combats contre l’Occupation allemande comme une parenthèse de la vie politique française où toutes les sensibilités se sont unies, et tiennent à l’absence de manifestation politique sur le plateau. Dès lors, le Rassemblement des Glières, qui dure tout un week-end, n’a pas toujours été bien accueilli. « Au début, je montais avec une tronçonneuse dans le coffre au cas où on nous aurait bloqué le passage avec des troncs d’arbre« , se souvient Christian. « En 2018, des gens ont écrit « bande de fainéants » sur la route qui mène au plateau, raconte Claire Burghgraeve, soixante ans, bibliothécaire encartée à la CGT, membre comme Christian de l’association. Ben oui, forcément, gauchistes égal fainéants. Quand on pense aux cyclistes qui, les jours suivants, ont lu ça en pleine montée, je trouve ça assez drôle. Mais bon, c’est comme ça dès qu’on touche aux Glières. »
Les vendredis soir et les samedis, pourtant, tout se déroule à Thorens-Glières, la commune située au pied du plateau. En 2022, selon les organisateurs, un peu plus de mille personnes ont assisté à des pièces de théâtre, des conférences et des rencontres. Par exemple : « Marxisme, une philosophie de combat » en présence de Philippe Poutou, ou encore « Violences d’État et surveillance de masse ». C’est le dimanche matin que les militants montent traditionnellement aux Glières. Il y assistent à des prises de parole de « résistants d’hier » qui se sont illustrés pendant la Seconde Guerre mondiale – Stéphane Hessel et Odette Nilès par exemple – et « d’aujourd’hui » – François Ruffin, Cédric Herrou, ou encore Stella Morris, femme et avocate de Julian Assange.
Pris au piège
« Quand on sait que nous sommes dans un département politiquement à droite, voire très à droite, c’est presque étonnant qu’on existe encore, poursuit Claire. Mais comme on l’a toujours dit avec les copains de CRHA : merci Sarko ! » Pour bien comprendre le rôle de l’ancien Président de la République dans cette histoire, et pour saisir la place qu’occupent les Glières dans l’identité savoyarde autant que dans la mémoire nationale, il faut revenir sur un épisode marquant de la Seconde Guerre mondiale.
Le 31 janvier 1944, alors que la Haute-Savoie, comme une bonne partie de la France, est sous domination allemande, le lieutenant Tom Morel rassemble les maquisards de la région afin d’occuper le plateau. Certains sont catholiques, d’autres communistes. Beaucoup sont Savoyards, mais il y a aussi des jeunes venus de toute la France, des Républicains espagnols, des Autrichiens, et même un Russe. Ils seront jusqu’à quatre-cent soixante à attendre un parachutage d’armes par les Alliés en provenance du Royaume-Uni. Celui-ci doit avoir lieu le 10 février mais les mauvaises conditions météo décalent le largage à la pleine lune suivante, le 10 mars. Il leur faut donc attendre, sous deux mètres de neige et par moins vingt degrés la nuit, dans ce qui est pendant quelque temps le premier territoire français libéré de l’occupation allemande.
Commence alors, tandis que le plateau est assiégé par la Milice de Vichy, une intense bataille de communication. Du côté de la Collaboration, Radio Paris fustige des « terroristes » et des « pilleurs ». Au micro de la BBC, Maurice Schumann, porte-parole de la France libre, glorifie chaque jour ou presque la résistance des maquisards, transforme quelques escarmouches en intenses batailles et prononce cette fameuse phrase : « Trois pays résistent en Europe : la Grèce, la Yougoslavie, et la Haute-Savoie. » Les Glières deviennent peu à peu un symbole.
Le 10 mars, la livraison d’armes est un succès malgré la mort de Tom Morel un jour auparavant. Mais l’étroit plateau encerclé de montagnes ne compte que deux issues, et les hommes sont pris au piège. De l’avis de nombreux historiens, y concentrer autant de résistants était un suicide. Les maquisards le savent, mais décident de ne pas abandonner l’armement qui leur a été envoyé. Le 26 mars, un assaut est lancé par près de trois mille soldats de la Wehrmacht avec le renfort de la Milice. Sous les ordres de Maurice Anjot, le nouveau commandant, les résistants tiennent. Mais le soir venu, face au surnombre de l’adversaire, la décision est prise de « décrocher ». L’exfiltration est périlleuse et le bilan sera dramatique : si une majorité de combattants parvient tout de même à passer entre les mailles du filet, cent vingt-neuf d’entre eux sont tués au combat, portés disparus, fusillés ou morts en déportation.
« Pas de manifestation politique sur le plateau »
Le Général de Gaulle, André Malraux, François Mitterrand : par la suite, beaucoup d’hommes politiques ont rendu hommage aux résistants des Glières. La ronde des cérémonies et des anniversaires suit son cours ; les rangs des rescapés peu à peu se clairsèment. Mais lorsque Nicolas Sarkozy se rend sur le plateau en 2007, c’est le vendredi qui précède le second tour et il est alors simple candidat à la présidence de la République. « Il faut se rappeler que c’était la grande époque Sarkozy, explique le réalisateur Gilles Perret, figure la plus médiatique de CRHA, par ailleurs proche du député La France Insoumise François Ruffin. Quand il est venu ici, c’était avec deux cars entiers de journalistes et des caméras partout. Si ça, à deux jours du scrutin, c’est pas une récupération politique de la Résistance, qu’est-ce que c’est ? À l’époque, je ponds un petit communiqué avec des copains pour dire ce qu’on en pense. Grâce au bouche-à-oreille et à quelques mails envoyés, on propose un contre-rassemblement aux Glières le dimanche qui suit l’élection de Sarkozy. À notre grande surprise, mille cinq-cents personnes sont venues. CRHA n’a été créée que deux ans plus tard, mais c’est ainsi que le rassemblement est né. »
À l’époque, à l’occasion d’un documentaire autour de la figure de Walter Bassan, un résistant communiste haut-savoyard, Gilles Perret se met à dos Bernard Accoyer, l’influent maire encarté UMP d’Annecy-le-Vieux, ainsi que le Conseil départemental, qui finance une partie du film. En cause, « l’amalgame« , dénoncé furieusement par l’ancien président de l’Assemblée nationale, dans une séquence tournée en caméra cachée, entre l’histoire de la Résistance et la politique contemporaine. « Eux, les politiques de droite, ça les arrange bien de ne parler que des faits d’armes, et d’oublier ce contre quoi les résistants se sont battus : la trahison des élites et des riches, la dérive fasciste de la bourgeoisie, dénonce le réalisateur. Et surtout, ils se gardent bien de parler du programme politique porté par le Conseil national de la Résistance (CNR) après la guerre, très ancré à gauche, et qui était à l’opposé de l’ultralibéralisme d’un Sarkozy à l’époque ou d’un Macron aujourd’hui. Mais voilà, dès que tu remets de la politique dans la Résistance, ça fait scandale. »
Il est clair qu’on ne partage pas cette vision des choses au sein de l’Association des Glières, fondée dès 1944 par des rescapés pour soutenir les familles des combattants disparus. Aujourd’hui, elle se charge de transmettre l’histoire du lieu. On rencontre son président à Morette, non loin de Thônes, où se trouve la Nécropole nationale des Glières et ses cent cinq dépouilles, dont celles de quatre-vingt-huit combattants du plateau. La nuit s’installe ; le bruit des voitures, sur la départementale toute proche, ricoche contre une grande falaise sombre. Gérard Métral, soixante-douze ans, marche entre les tombes. 1920-1944, 1923-1944, 1925-1944, lit-on sur trois d’entre elles, prises au hasard : vingt-quatre, vingt-et-un, dix-neuf ans. « On a dû mettre un panneau interdisant toute utilisation publique de photos prises ici« , explique le natif d’Annecy. En 2020, des indépendantistes de la Ligue savoisienne ont organisé un pique-nique sur les lieux. Plus tard, des antivax sont venus se prendre en photo sous la devise du Bataillon des Glières. Celle, adoptée dès 1944, qui est aujourd’hui gravée dans un gros rocher : « Vivre libre ou mourir ».
Fils de résistant, fondateur des Beaux-Arts d’Annecy, Gérard veille à garder intacte la mémoire des Glières et aime que « les choses soient claires ». Sur la politisation de la Résistance, ça l’est : « Chez nous, parmi les rescapés, il y avait aussi bien des cocos, des catholiques, des anar, ou des gens de droite, et c’est justement ce qui fait la force de notre message : pas de manifestation politique sur le plateau. C’était la volonté des survivants. » Lui-même, d’ailleurs, s’est opposé à la venue du candidat Sarkozy en 2007. « Que les choses soient très claires, notre association a pris position lors de sa venue et a refusé de mettre les pieds sur le plateau. Les années suivantes, à chaque cérémonie officielle du 26 mars à Morette, Nicolas Sarkozy a été logiquement invité, comme le veut la tradition, en tant que représentant de la nation. » Pourtant, il n’est jamais venu, préférant retourner chaque année là-haut, aux Glières, à titre privé. On demande à Gérard ce qu’il en pense. Long silence. « Que vous dire… Rien de plus, si ce n’est que c’est du calcul politique et que nous n’avions pas à nous soumettre aux desiderata d’une personne qui venait à titre privé, et qui par ailleurs ne prenait même pas la peine de nous inviter. »
Voilà qui ne fait pas de Gérard un sympathisant de CRHA pour autant. Quant au message porté par l’association sur la Résistance, il estime que ses membres « se mettent les deux doigts dans les yeux« . Il précise : « Je n’ai rien contre le CNR, mais la société a évolué. Nous, notre message n’est pas idéologique. Par exemple, lorsque nous faisons venir des enfants sur le plateau chaque année grâce à Rando-Glières, nous parlons citoyenneté, union et devoir de mémoire. » « Devoir de mémoire, mais quelle mémoire ? s’emportait Gilles Perret un peu plus tôt, sur le même sujet. Grâce à nous, au moins, on parle enfin du CNR. Pour ça, on peut se jeter des fleurs. » « Un gros bouquet », avait ajouté Christian Ferrier.
« Une investiture UMP sur un âne »
En quinze ans, la cohabitation entre les deux camps est jalonnée de quelques épines. Par exemple sur la question de la légitimité. CRHA peut se targuer d’avoir été soutenue dès le départ ou presque par des résistants prestigieux, tels Raymond Aubrac ou Stéphane Hessel, l’auteur du best-seller Indignez-vous ! en 2010. Mais l’Association des Glières met en avant une tribune, signée par quarante-deux rescapés en 2011, qui dénonçait « l’instrumentalisation » de la mémoire de la Résistance. Gilles Perret maintient que l’ancien président de l’association, un « ennemi intime » a profité du grand âge des anciens combattants pour les obliger à signer ; « C’est mal les connaître » , rétorque Gérard Métral.
Théâtre d’une bataille de communication en 1944, les Glières le sont à nouveau aujourd’hui. « On s’est pris des communiqués, des tribunes, des menaces d’annulation, égraine Gilles. Les premières années, ils avaient même un organe de presse à leur service, à savoir Le Dauphiné Libéré, même si aujourd’hui ça va mieux. Il y a aussi eu des sujets à la télévision locale où ils disaient que Walter Bassan, l’un des fondateurs de CRHA, n’était pas un vrai résistant. » Christian, de l’autre côté de la table, ironise : « C’est vrai qu’il est allé en vacances à Dachau. » « Ici, en Haute-Savoie, ils n’ont pas l’habitude d’être contrariés, poursuit le réalisateur. Pendant longtemps, tu mettais une investiture UMP sur un âne, et il était élu. Partout, ils nous ont compliqué la tâche. Même les collèges où j’intervenais pour présenter mes films sur la montagne ont reçu un courrier conseillant de ne pas m’inviter. » Gérard Métral, qui bien sûr ne parle pas au nom de la préfecture, déclare qu’il ne croit pas à l’existence d’une telle lettre.
Pendant quelques années, le jeu s’était calmé. « Nous avons peu à peu gagné en crédibilité, tout était en ordre avec les autorités locales« , dit Claire. Depuis le Covid, et depuis la dernière campagne présidentielle, elle assure que c’est « à nouveau compliqué« . Parce que deux éditions ont été annulées à cause de l’épidémie, et parce qu’en février 2022, Éric Zemmour s’est rendu sur le plateau pour déposer une gerbe de fleurs à quelques mètres du Monument. « Pour nous, Zemmour, dont le message est à l’opposé de nos valeurs, c’est insupportable, fulmine pourtant Gérard Métral de l’Association des Glières. Il n’avait rien à foutre là. » « Le problème, explique Claire Burghgraeve, c’est que la mairie de Thorens-Glières a utilisé le tollé provoqué par sa venue pour supprimer la gratuité annuelle à laquelle nous avons droit dans l’utilisation de la salle municipale, au prétexte que nous serions une association politique. » Joint par téléphone, le maire délégué de Thorens-Glières, Christian Anselme, se défend : « J’ai fait un communiqué de presse pour dire que je m’opposais à la venue de Zemmour, et j’ai essuyé un certain nombre d’insultes pour cela, précise celui qui est par ailleurs membre de l’Association des Glières. Au nom de la liberté d’expression, je ne me suis jamais opposé aux rassemblements de CRHA, ni ici, ni sur le plateau. Simplement, je trouve ça dommage qu’ils persistent à vouloir y aller. Pour moi, les Glières, c’est des hommes qui se sont unis face à un ennemi commun, pas la division politique. »
Ces derniers temps, CRHA se dit donc « très surveillée« . « Si on laissait ne serait-ce qu’une bouteille d’Orangina sur le plateau, on aurait un article dans Le Dauphiné Libéré à coup sûr« , prédit Gilles Perret. Gérard Métral reconnaît d’ailleurs que les militants de CRHA sont « très respectueux » et ne laissent aucun déchet sur le plateau après leur événement. Mais suite aux polémiques de 2022, il annonce qu’il réfléchit actuellement, avec le préfet, à un arrêté interdisant les dépôts de gerbe ainsi que l’utilisation de l’image du Monument, ce qui pourrait compliquer encore l’action de CRHA. « On est en France, on ne peut pas empêcher une manifestation de quelque bord politique qu’elle soit, seulement, on applique la loi« , affirme-t-il. Sur le plateau, à côté du Monument national de la Résistance, un panneau indique déjà qu’il est interdit de pique-niquer et de jouer dans un rayon de cinq-cents mètres.
Simon Rossi