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Louis Palligiano le

Les hors-la-loi de Corée du Sud

La jeunesse sud-coréenne connaît un engouement démentiel pour le tatouage, pourtant les tatoueurs sont contraints là-bas d’œuvrer dans la clandestinité, leur pratique étant illégale à moins de posséder un diplôme de médecine.

Fondateur du premier syndicat de la profession, le tatoueur Doy tente de faire évoluer la législation, mais se heurte depuis plusieurs années à des syndicats médicaux réticents.

En quinze ans de carrière, Kim Do-yoon, alias Doy, a tatoué la peau de plus de dix mille personnes. « Il y a tellement de gens différents qui viennent se faire tatouer ces jours-ci en Corée. Des étudiants, des femmes au foyer, des employés de bureau… ce qui a changé, c’est qu’il est à présent impossible de définir un profil type en matière d’âge ou de profession », se réjouit-il. Au pays du Matin clair, ce marché en pleine explosion est estimé à 2 000 milliards de wons, soit 142 millions d’euros, selon l’Association coréenne du tatouage (KTA). Un engouement qui serait notamment dû aux bras tatoués des footballeurs de Premier League – le championnat anglais est très suivi par les Sud-Coréens –, puis se serait propagé aux musiciens underground, pour enfin gagner les vedettes de cinéma et de K-pop. « Ce succès foudroyant a été rendu possible parce que la Corée du Sud possède un écosystème d’acceptation rapide des cultures. Ici, les amateurs de tatouage ont tendance à rechercher des designs plutôt mignons, jolis ou amusants pour se libérer des préjugés. De plus, les réseaux sociaux, notamment Instagram, ont beaucoup contribué à populariser notre travail », analyse Doy, qui peut aujourd’hui se targuer d’avoir plus de 450 000 abonnés sur l’application.

Conscient qu’il y a encore deux décennies, la majorité des personnes tatouées étaient des parias souvent liés au crime organisé, Doy se félicite du chemin parcouru. « La Corée a fini par trouver son propre style. Dans le Korean tattoo, que nous appelons ici le fine tattoo, il y a une attention particulière portée aux nuances de couleurs et à la précision des détails. » L’artiste aux allures de bonze décrit son propre travail comme lumineux, vivant et tourné vers les choses saines. La large palette de teintes, textures et motifs qu’il déploie avec virtuosité a attiré au fil du temps une clientèle prestigieuse et internationale, allant des stars d’Hollywood comme Brad Pitt ou Lily Collins aux sportifs de haut niveau en passant par les idoles de la K-pop. Réputé pour l’attention méticuleuse qu’il porte à l’hygiène, Doy est même à l’origine de directives sanitaires en collaboration avec des professionnels médicaux. Malgré ce parcours irréprochable, le plus célèbre des tatoueurs sud-coréens est considéré comme un hors-la-loi dans son pays.

© Tim Franco
© Tim Franco

Absence de cadre légal

Affable et détendu durant tout l’entretien, une ombre traverse son visage lorsqu’il explique pourquoi nulle enseigne ne signale la présence de son vaste et lumineux studio, situé à deux pas du palais royal de Gyeongbok, au cœur de Séoul. « Étant donné qu’ici le tatouage est illégal pour ceux qui n’ont pas de diplôme de médecine, il est difficile d’installer une pancarte à l’extérieur. La plupart d’entre nous se passe donc d’enseigne. Et quand il y en a une, c’est souvent qu’il ne se trouve derrière qu’un bureau pour conseiller les clients et que le tatouage se fait dans un autre endroit. Sinon, on courrait un trop grand risque d’être dénoncé aux autorités. » Cette absence de cadre légal rend les quelque 220 000 tatoueurs du pays particulièrement vulnérables aux menaces, harcèlement et chantage dans le but de leur soutirer de l’argent. Elle les dissuade aussi d’aller porter plainte s’ils sont victimes d’une agression sur leur lieu de travail.

Cette situation kafkaïenne est née suite à une décision de la Cour suprême de 1992, qui définit le tatouage comme un acte médical ne pouvant être pratiqué que par un docteur. Même si les peines sont peu appliquées, les contrevenants s’exposent à une amende pouvant aller jusqu’à 10 millions de wons, soit environ 7 300 euros, et même à de la prison. Un décret qui était le reflet de son époque. « Les Sud-Coréens associaient encore le tatouage à la culture des gangsters inspirée des yakuzas, commente l’artiste tout juste quadragénaire. Au-delà des arguments sanitaires systématiquement mis en avant, la Cour suprême voulait surtout que personne ne se fasse tatouer et le public ne s’est pas opposé à ce jugement. Heureusement, de nos jours, la perception est tout à fait différente. »

Fondateur du premier syndicat des tatoueurs qui regroupe environ trois cents professionnels sur tout le territoire, Doy a été la cible, l’année dernière, d’une dénonciation malveillante conduisant à un procès pour violation du droit médical. Un tiers a signalé qu’une personnalité de la télévision sud-coréenne s’était fait tatouer dans un établissement clandestin. En l’occurrence, c’était le sien. « La responsabilité juridique ne pouvant pas porter sur le tatoué, la plainte m’est retombée dessus, se désole-t-il. Étant donné que le client était satisfait et qu’il n’y a eu aucun problème dans le processus de tatouage, j’ai porté l’affaire devant le tribunal. La Cour devra donc réexaminer la plainte et prendre une décision concernant la loi de 1992. » L’acquittement de Doy pourrait ouvrir la voie à un meilleur environnement de travail pour les tatoueurs, mais en raison du Covid-19, le processus juridique a pris du retard.

Si le tatouage a tendance à se défaire de sa mauvaise réputation, il revient de très loin. Certes, jusqu’au IVe siècle, les pêcheurs coréens s’en seraient servis de talisman afin d’éloigner les mauvais esprits et s’assurer de bonnes prises, mais dès la période Joseon (1392-1910), les personnes tatouées ont commencé à pâtir d’une image négative. À partir du XIXe siècle, les tatouages sont fréquemment associés au crime car destinés à marquer les délinquants du nom de leur méfait. Puis au cours du XXe siècle, les bandits s’en servent pour signaler leur appartenance à un gang, une pratique inspirée des organisations criminelles japonaises. Aujourd’hui encore, le port du tatouage est parfois considéré comme contraire aux valeurs confucéennes, selon lesquelles le corps, transmis par les parents, ne peut être modifié sans que cela constitue un manque de respect envers ses ancêtres. Sur les chaînes de télévision publiques, les tatouages sont constamment floutés ou camouflés derrière un bandage couleur chair. Les personnes tatouées se voient interdire l’accès à la plupart des Jjimjilbangs, les saunas coréens, et certaines entreprises les discriminent à l’embauche. Malgré ces obstacles, il suffit de passer quelques instants dans les rues animées de la capitale pour constater le spectaculaire boom des tatouages chez les jeunes. Loin de se cacher, ils n’hésitent plus à porter des pièces de grande taille sur des parties bien visibles du corps.

© Tim Franco
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Un mouvement porté par les femmes

Arborant, entre autres, une large croix chrétienne au milieu du front, une paire d’ailes autour du cou et un scorpion sur la main, le producteur de musique YTG, pour Yuye The Grace, revendique une implication physique et spirituelle totale. « Je suis fasciné par la transformation visuelle du corps ainsi que la projection permanente de mes couleurs, formes et idées préférées, assure-t-il. La douleur ressentie lorsque l’on se fait tatouer renforce également l’estime de soi. » Ancien directeur musical au sein d’un important label indé, YTG constate que le regard des autres a beaucoup évolué depuis son premier tatouage, il y a dix ans. « Au début, ma famille détestait ça. Cependant, au fur et à mesure que je réussissais socialement, leur attitude a changé, et maintenant ils sont désolés, s’esclaffe-t-il. Curieusement, il y a dix ans, même si je n’avais pas beaucoup de tatouages, la réaction des gens dans la rue était parfois excessive, mais plus je me fais tatouer, moins cela arrive. Sont-ce les tatouages qui me vont bien ou est-ce la société coréenne qui est en train de changer ? Probablement les deux. »

Entre ombre et lumière, entre affichage sur les réseaux sociaux et clandestinité, une scène du tatouage hyperactive s’est développée dans le pays. Elle est portée par les femmes, les Coréens étant des amateurs notoires de dessins tout en délicatesse. Admirée pour ses motifs floraux d’un réalisme saisissant, Flower — dont le vrai nom est Seong So-min — est une star qui compte plus d’un demi-million d’abonnés sur Instagram. Des fleurs de cerisier, un papillon, une plume… ses dessins extrêmement précis paraissent effleurer tendrement la peau. « Je cherche à retranscrire une sensation en plaçant sur le corps des femmes la beauté au bon endroit », explique-t-elle.

Sa passion pour le tatouage est la suite logique de celle qu’elle entretient depuis l’enfance pour le dessin. Flower en a fait la découverte après s’être essayée à diverses disciplines et avoir étudié le design à l’université. « Au début, j’avais peur que mes parents s’opposent à ce travail, alors j’ai commencé à étudier le tatouage à leur insu, se remémore-t-elle. Mais contrairement à mes craintes, ils ont soutenu mon rêve. » Lorsqu’elle voyage en Chine, en Europe ou encore aux États-Unis, les tatoueurs lui demandent souvent si se sont vraiment les médecins qui tatouent en Corée du Sud. Elle concède peiner à leur expliquer l’absurdité de la situation. Elle-même a suivi une formation dans un hôpital spécialisé, ce qui lui permet d’exercer son métier en toute sérénité, dans le strict respect des règles d’hygiène. Selon elle, la forte proportion de tatoueuses sur la scène coréenne serait dû au fait que le pays était, dans le passé, socialement oppressif pour les femmes. « En un laps de temps assez court, la société s’est transformée pour offrir un environnement dans lequel les droits humains et l’autorité des femmes sont mieux respectés, avance-t-elle. Peut-être que les tatouages, qui expriment le désir de beauté et une forte individualité, sont naturellement aimés des femmes pour ces raisons. »

À 28 ans, Jina, mieux connue sous le pseudonyme de Ssamu, compte parmi la nouvelle génération de talents qui mêlent culture underground et tradition. Elle est spécialisée dans les peintures bouddhiques coréennes – qui comportent toutes sortes d’éléments et symboles orientaux –, et notamment celles de l’ère Goryeo (918–1392). Ses grandes pièces colorées, qui recouvrent parfois tout le dos, fourmillent de minuscules détails. Jina, elle aussi, confie avoir été parfois découragée par la sensation lancinante d’œuvrer dans la quasi-clandestinité. « Au fur et à mesure que j’apprenais et expérimentais, je me suis rendue compte que ce cadre de travail était déraisonnable, raconte-t-elle. J’ai parfois l’impression de tatouer au détriment de ma santé, et même si j’ai besoin d’être reconnue comme dans n’importe quel autre travail, la perception extérieure n’est pas toujours positive. On m’a souvent dit « les tatouages sont illégaux, donc les tatoueurs sont des criminels ». » Elle s’estime néanmoins chanceuse de ne pas s’être butée à la résistance de sa famille vis-à-vis de son orientation. « La sympathie religieuse de mes parents pour les gravures de bouddha leur font forcément voir mes tatouages d’un bon œil, explique-t-elle. En revanche, à chaque fois que je m’en fais un nouveau sur le corps, ils me font promettre que ce sera le dernier. »

© Tim Franco
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Fossé générationnel

Ce dynamisme chez les tatoueurs entraîne l’engouement des tatoués. À moins que ce ne soit l’inverse. Quoi qu’il en soit, en 2021, environ un quart des jeunes Sud-Coréens — dans la vingtaine et la trentaine — se sont fait tatouer, y compris les sourcils, selon l’Institut coréen pour la santé et les affaires sociales (KIHASA). Concernant l’abrogation de la loi de 1992 selon laquelle le tatouage nécessite un diplôme médical, 51 % des personnes interrogées tous âges confondus étaient pour. Chez ceux dans la vingtaine, 81 % y étaient favorables, et les trentenaires et quadragénaires étaient d’accord à 60 %, a révélé l’enquête de la KIHASA. Pour Ryu Ho-jeong, une députée de vingt-neuf ans membre de la mouvance progressiste du Parti de la justice, ces résultats sont révélateurs du profond fossé qui divise les générations sur la question. « Nous pouvons constater que les personnes âgées voient encore les tatouages négativement, analyse-t-elle. Mais pour la nouvelle génération, le tatouage est perçu comme quelque chose de cool qui fait partie intégrante de la mode . » Une évolution qui se reflète d’ailleurs dans le langage courant. Au terme « munshin », utilisé en coréen pour désigner les tatouages de dragon ou de tigre portés par les gangsters, s’est substitué le mot anglais « tattoo », qui se rapproche d’une perception plus occidentale du tatouage.

Dans le but de dénoncer les lois « obsolètes » sur le tatouage, notamment l’obligation de détenir un diplôme de médecine pour pouvoir pratiquer légalement, Ryu Ho-Jeong toujours, qui se trouve être la plus jeune députée de l’Assemblée nationale, a organisé une performance remarquée. Le 16 juin dernier, entourée de membres du syndicat des tatoueurs et de militants pro-tatouage, elle a manifesté devant le Parlement dans une robe violette à dos nu laissant apparaître un imposant tatouage … éphémère, car un vrai aurait fait courir au tatoueur le risque d’être dénoncé à la police. Ancienne membre de la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), Ryu Ho-Jeong a commencé à prendre fait et cause pour les tatoueurs lorsqu’ils lui ont fait part de leur souhait de fonder un syndicat. Avec une dizaine d’autres parlementaires, elle a proposé un projet de loi au début du mois de juin visant à modifier le statut du tatouage afin qu’il ne soit pratiqué que par des professionnels agréés, sous l’égide du ministère de la Santé et des Affaires sociales.

Son but est de lever les zones d’ombre pour que les tatoueurs ne gèrent plus leur matériel individuellement, et de minimiser ainsi les risques d’infection. Les tatoueurs présents lors de la conférence de presse où elle a présenté son projet de loi se sont associés à un hôpital pour mettre en œuvre des directives sanitaires appropriées, que Ryu aimerait voir institutionnalisées à l’échelle nationale. « Deux des grandes priorités de notre parti sont la sécurité au travail et le droit du travail, martèle-t-elle. Nous nous faisons l’écho du stress intense ressenti par les tatoueurs, certains se sont même suicidés. Il n’est plus possible de rester les bras croisés. » Confiante, la député espère faire passer une nouvelle loi cette année. Doy est moins optimiste. « Les parlementaires membres du ministère de la Santé et des Affaires sociales, qui sont censés réviser la loi, bloquent tout, affirme-t-il. Beaucoup d’entre eux étaient médecins avant et sont donc proches de l’Association médicale coréenne (KMA). Le syndicat des médecins a donc le pouvoir d’agir. Depuis douze ans, nous essayons de nous faire entendre, mais plutôt que de débattre, ils ne font rien au Parlement et ferment l’audience. C’est très frustrant. »

© Tim Franco
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Une majorité de médecins met en avant des raisons sanitaires pour s’opposer à la légalisation du tatouage. Song Gang-seop, président de l’Association coréenne du tatouage (KTA), une organisation fondée en 2013 qui travaille à la légalisation et au développement du métier de tatoueur, n’y voit qu’un prétexte cachant des préoccupations pécuniaires. « L’Association médicale coréenne prétend que les tatouages ne sont pas sûrs du point de vue de l’hygiène, qu’elle ne peut en assurer la sécurité que si des médecins fournissent ce service, que les tatouages sont vraiment difficiles à effacer alors que de nombreuses personnes regrettent leur geste ou encore que la légalisation du tatouage reviendrait à en faire sa promotion… je pense que ce ne sont que des raisons fallacieuses. Lorsque vous allez sur Naver, le premier portail Internet sud-coréen, et que vous recherchez « tatouage des sourcils » ou « tatouage des paupières », vous pouvez voir les résultats des entreprises qui en font la publicité et 100 % d’entre elles sont des hôpitaux ou des cliniques médicales. La KMA veut juste conserver ce marché juteux ! » Doy soupçonne également la KMA de vouloir protéger les intérêts de ses membres. « S’ils s’inquiétaient vraiment de la sécurité des gens, ils établiraient un règlement sur le contrôle des infections ou feraient en sorte que personne ne puisse jamais se faire tatouer, argumente-t-il. Mais ils n’ont rien fait de tel alors que treize millions de Sud-Coréens ont un tatouage. Au lieu de cela, ils embauchent illégalement des gens comme nous qui n’ont pas de licence de médecin et se concentrent sur la gestion d’une entreprise à but lucratif. »

Confronté à ces allégations, Hwang Ji-hwan, membre du comité consultatif médical de la KMA, dément fermement toute visée mercantile dans le maintien de la législation actuelle. « Nous ne voulons pas avoir le monopole du tatouage, expose-t-il. Si nous ne regardons que les avantages financiers, il serait même préférable pour nous de faire en sorte que davantage de gens se fassent des tatouages, parce que le nombre de personnes qui nous solliciteraient pour se faire retirer le leur exploserait. » Et de rappeler que le tatouage est un acte invasif comportant des risques d’infection, qu’il est permanent et que son retrait, en cas de regret, se révèle complexe et laisse souvent une cicatrice. À l’évocation d’une éventuelle coopération entre les deux partis, qui permettrait par exemple de mettre au point un diplôme comprenant un protocole sanitaire, Hwang Ji-hwan tique : « Il serait difficile pour les médecins de travailler avec des gens qui considèrent le tatouage comme un simple accessoire de mode. » Pas sûr, donc, que les tatoueurs sud-coréens sortent prochainement de l’illégalité. Et comme il est encore moins probable qu’ils cessent de pratiquer, il y a fort à parier que dans les années qui viennent, la scène coréenne se développe comme elle l’a toujours fait : dans une toute relative clandestinité.

Louis Palligiano

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