
Les moyens du bord
Créé en 1867 et installé sur la fastueuse avenue Foch, à Paris, le Yacht club de France se veut le garant de la plaisance distinguée. Ses membres, pas excellents régatiers mais fervents passionnés, ne sont admis que par cooptation, s’acquittent d’une cotisation annuelle de mille euros et respectent un dress code strict.

Il coule à flots, le champagne. Derrière le numéro 41 de la très, très chic avenue Foch, au rez-de-chaussée d’un luxueux immeuble haussmannien qui abrite par ailleurs les appartements privés de deux ambassadeurs, le Yacht club de France tient son cocktail mensuel. Dans le grand salon, où deux colonnes de marbre encadrent une impressionnante maquette d’un vaisseau de cent canons du début du XIXe siècle, les quatre-vingts convives ont respecté le dress code : veste, chemise et cravate obligatoires, jean et baskets interdits. Dehors, c’est le ballet des voitures, entre l’Arc de Triomphe et la Porte Dauphine ; dedans, celui des serveurs portant macarons, petits fours et petits pains.
« Oui, c’est sûr qu’il y a des gens successful ici, parce que quand vous achetez un bateau de régate, vous alignez quelques billets… », explique Didier Protat, propriétaire d’une galerie d’art spécialisée dans le domaine maritime ; il est aussi business angel dans les start-ups innovantes du même secteur. Jacques Pelletier, 78 ans, ancien courtier en assurance et vice-président du Club, précise l’ambiance de la soirée : « Aaah mais ici on est entre gens bien, on ne parle pas business. » Ce n’est certes pas la raison d’être du lieu, mais on en parle quand même. Par exemple, quelques instants plus tôt, quand Marc Bosvieux, un grand quinquagénaire aux cheveux fins nous faisait les questions. La première : « C’est quoi votre magazine ? » La seconde : « C’est quoi votre business model ? » Avant de s’en aller, il tend une carte de visite sur laquelle est dessinée un voilier orné de quelques mots-clés : finance, trésorerie, risques, conformité, transformation digitale. Le contenant a ici autant d’importance que le contenu : pour successful qu’ils soient, les membres du Yacht club de France restent de grands passionnés de navigation.

Le yachting à la française
Fondée en 1867 par l’Amiral Rigault de Genouilly – également à l’origine de la SNSM –, la Société d’encouragement pour la navigation de plaisance, dite Yacht club de France, est la gardienne de la tradition du yachting à la française. Née sous l’égide de Napoléon III, il s’agissait alors d’unifier et de développer la pratique de la navigation de plaisance, en pleine expansion. Depuis cent cinquante ans qu’elle existe, cette institution a vu la pratique de la navigation évoluer – à l’image de la société –, mais tient à ce que soient perpétuées certaines valeurs. Résumées dans la documentation du Club, cela donne : éthique, savoir-vivre et distinction. « Le Yacht club de France a cent cinquante ans de tradition maritime derrière lui, témoigne Gery Trentesaux, président de l’Union nationale pour la course au large. Ses membres sont à l’origine du yachting tel qu’on le connaît en France : l’art de pratiquer la voile non pas avec snobisme, ça serait péjoratif… mais avec distinction. Ils ne sont pas forcément de grands régatiers, mais de vrais amateurs. »
Ils sont aujourd’hui cinq cents, avec soixante-trois ans d’âge moyen et 15% de femmes parmi eux, « mais il y a beaucoup d’épouses qui viennent au club sans pour autant être membres », précise leur président Philippe Héral, par ailleurs vice-président de la SNSM. « Je tiens aussi à dire qu’être propriétaire d’un bateau n’est absolument pas un critère : un tiers de nos membres ne l’est pas, ajoute-t-il. Mais tous partagent l’amour de la beauté et de l’élégance. En revanche, nous ne sommes pas donneurs de leçon : les gens peuvent être en bermuda déchiré sur le pont s’ils veulent. Nous essayons seulement de montrer l’exemple avec un navire bien tenu, rangé et propre. »

Parmi ces amoureux de l’étiquette, le Club compte notamment des dirigeants de grandes entreprises telles que Vinci, Banque Populaire, Naval Group ou la Compagnie du Ponant, mais également plusieurs hauts gradés de la Marine nationale et quelques POM – Peintres officiels de la Marine. Tous vivent avec le souvenir de quelques illustres prédécesseurs – Guy de Maupassant, Gustave Caillebotte, le commandant Charcot, Jules Verne, et plus récemment Éric Tabarly – qui n’ont pas connu les locaux de l’avenue Foch, contrairement à ce que laisse penser leur charme suranné. Le Yacht club de France ne s’y est installé qu’en 1999, emportant avec lui les témoins de son glorieux passé : ses tableaux, ses maquettes de bateaux et sa bibliothèque.
« On n’est ni un club riche ni un club de riches »
Quelques jours plus tôt, Jean-Louis Benoist et Gérard Hirgorom s’y trouvaient pour les besoins d’une recherche. Le premier, soixante-dix ans, ancien banquier, est depuis 2001 membre du Yacht club de France – comme le fut son grand-père Charles. Il est aujourd’hui le président de la Commission du patrimoine. Gérard, assis en face de lui, quatre-vingts ans, a navigué une décennie en tant qu’officier de réserve avant de devenir courtier spécialisé dans la vente de bateaux. « Regardez, on a mis une cravate pour vous recevoir, dit Jean-Louis en préambule. Aux couleurs du club, comme il se doit. » Les mocassins, la chevalière et la boutonnière aux couleurs d’un ordre hospitalier qu’il arbore sont une initiative personnelle.
Ce jour-là, ils tâchent de répondre à la demande d’un club allié, le Deauville yacht club, qui a besoin d’informations sur un bateau ayant appartenu à l’aviateur Louis Breguet, le Nemours IV. Tout se trouve dans le petit annuaire aux couleurs passées qu’ils feuillettent, et qui fait partie des cinq mille livres de la bibliothèque. Celle-ci est un véritable trésor pour les amoureux d’histoire maritime : archives, annuaires, bulletins officiels, romans, beaux-livres et manuscrits s’entassent dans les grandes étagères vitrées qui se dressent sur la moquette bleu marine.
« Notre Commission a une moyenne d’âge de quatre-vingt-huit ans. Non… je rigole, corrige ironiquement l’ancien banquier, sans se dérider. Mais quand même ! On n’a pas assez de jeunes, et c’est dommage. Ce qui nous rassemble, c’est la passion pour l’histoire, la littérature et la peinture, mais aussi l’amour des maquettes de bateaux que nous acquérons ou faisons construire. Il y a aussi des trésors à découvrir ! » Et à acquérir. Gérard est en effet chargé de surveiller le marché des œuvres d’art dans le but d’acheter tout ce qui porte le guidon* (pavillon (drapeau) identifiant par ses motifs et couleurs une organisation de bateaux de plaisance, club nautique ou yacht club) du Yacht club de France. Budget : cinq mille euros annuels. « Vous voyez, on n’est ni un club riche ni un club de riches », conclue-t-il. Ni un club de purs amateurs d’art et de patrimoine, comme l’expliquent les deux retraités quand on leur demande si d’autres éléments ont motivé leur adhésion au Club :
– Ah oui, dit calmement Jean-Louis, il y avait aussi de l’ambiance, des amis, de la complicité, du champagne et du whisky souvent plus qu’il n’en fallait…
– Et puis le Club nous a aussi permis de naviguer, poursuit Gérard.
– Oui, quand ma femme m’a laissé partir, j’ai pu participer aux Régates royales de Cannes et aux Voiles de Saint-Tropez.
– On avait un métier très prenant. Ce Club nous a permis de garder un contact avec le milieu maritime. C’était notre port d’attache parisien. Et grâce à lui, j’ai pu fréquenter des amiraux, des gens très fréquentables qui sont devenus des amis.
– Tout à fait. Il y a beaucoup de gens de la Royale ici [le surnom de la Marine, dont l’état-major est situé rue Royale à Paris, ndlr]. Des gens bien élevés, remarquables, honnêtes, probes, avec une vision du monde à laquelle j’adhère… c’est-à-dire catholiques pratiquants, en ce qui me concerne.

Suite de la visite en compagnie de Jean-Louis, incollable sur les maquettes de bateaux ayant appartenu à d’illustres membres du club : le Bel-Ami de Guy de Maupassant, l’Ailée II de la médaillée d’or aux Jeux olympiques de 1928 Virginie Heriot, ou encore le Pourquoi pas du Commandant Charcot – l’explorateur polaire, ancien président du Club, est ici une idole incontestée. Au bar, près des canapés en cuir et de l’horloge Rolex, des manuscrits encadrés de Maupassant et du skipper Alain Gerbault. Plus loin encore, dans le grand salon qui donne sur l’avenue Foch, des tableaux du peintre Marin-Marie, « qui ont été légués au Club et qui valent entre cinquante et cent mille euros ». Et même, sur l’un des murs, une œuvre d’un maître hollandais ; en dessous, posée sur une table, une boule à caviar. Moins impressionnant est cet étrange accrochage, à gauche de l’escalier qui mène au bar : un panneau en liège où figurent, punaisés, des noms sur des bouts de papier. « Ah oui, ici, on blackboule les gens », annonce Jean-Louis d’un air goguenard, en passant devant.
Gentlemen de la mer
Explications : l’adhésion au Yacht club de France ne se sollicite pas. Il faut, pour avoir sa chance, être parrainé par deux membres. C’est grâce à eux que le nom du candidat se retrouve sur le petit panneau de liège, pour l’information de tous les yachtmen et yachtwomen qui passent par là. Le candidat est ensuite auditionné par deux rapporteurs de la Commission de l’intérieur, qui auront pour mission de « s’assurer de la compatibilité du futur membre avec les valeurs du club et vérifier qu’il ne vient pas ici pour faire du business », selon Sébastien David, le directeur du développement du Club. Pas de « name dropping », pas de questions techniques ni culturelles, encore moins d’obligation de posséder un bateau. « Le critère principal, c’est d’être un gentleman de la mer », explique mystérieusement Cyrille Lachèvre, un autre vice-président du Club.
Passé l’entretien, les deux rapporteurs doivent encore faire leur synthèse à la Commission, qui donne son avis. Mais la décision finale est prise par le Conseil d’administration. On y vote l’intégration d’un nouveau membre avec des jetons : un jeton noir annule trois blancs. Mais, pour reprendre l’expression de Jean-Louis, on blackboule rarement. « Je n’ai jamais vu de refus en Conseil d’administration, tempère Sébastien David. S’il y a un problème, il est identifié plus tôt par les rapporteurs. On doit avoir 1% de refus à peine. » Le candidat est finalement intronisé lors du cocktail mensuel qui suit son admission, avec le discours des parrains puis la remise officielle de deux cravates : celle du jour, rayée rouge et bleu, et celle du soir, bleu marine, où figure le logo brodé du Yacht club de France.

Seule entorse à ce protocole, quelques grands skippers – Olivier de Kersauson, Franck Cammas, Michel Desjoyeaux – sont tout de même membres invités pour « leur contribution à la navigation de plaisance », précise le président Philippe Héral. Ils ne paient donc pas les deux mille euros de droits d’entrée ni les mille euros de cotisation annuelle. Encore moins les vingt-mille euros avancés par une vingtaine de personnes du Club pour en être « membre à vie ».
Influence anglo-saxonne
Malgré la présence de ces grands noms de la voile, le Club occupe une place à part au sein de la navigation française. « Nous sommes tenus de nous affilier à la Fédération française de voile, notamment pour l’organisation de nos deux courses annuelles, explique Philippe Héral. Mais malheureusement, comme nous ne sommes ni une école de voile ni du haut niveau olympique, nos relations avec elle sont limitées : nous travaillons plutôt directement avec nos clubs alliés en France et à l’étranger. » Par exemple, le Yacht club de la Baule, la Société nautique de Saint-Tropez, et même le Gstaad Yacht club. « La Fédé nous voit comme un club de voile parmi six cents autres, ajoute Sébastien David, un peu piqué. Mais nous nous considérons plutôt comme une institution. Et d’ailleurs, on était là avant. Notre vision est moins fédérale, plus proche d’un club social comme en ont les anglo-saxons. »

Bien que le Yacht club de France soit partenaire du Vendée Globe, cette influence anglo-saxonne se retrouve aussi dans sa prise de distance vis-à-vis de la grande passion française : la navigation en solitaire. « Avec Tabarly, on a créé ce monstre de la navigation en solitaire qui fait rêver tant de jeunes, explique Philippe Héral. Mais pour nous, le solitaire n’est pas une fin en soi. À trop le mettre en avant, on a stigmatisé la course en équipage, avec pourtant de belles valeurs d’entraide et de solidarité. » La référence absolue du Yacht club de France, c’est donc plutôt la Coupe de l’America, compétition souvent boudée par le public hexagonal, dont il a été à plusieurs reprises le club challenger d’un défi Français – celui-ci ne pouvant être porté par un pays ni par un sponsor. « On est dans un pays qui a des problèmes avec l’argent, analyse Sébastien David. Or, cette compétition demande beaucoup, beaucoup d’argent. C’est une quête de la démesure. Mais depuis le Baron Bich, nos milliardaires français rechignent à s’y engager, car la compétition a une image élitiste. »Pour changer la sienne, le Yacht club de France souhaite s’agrandir et s’ouvrir à d’autres membres. Cela passe par un projet de fusion avec l’Union nationale pour la course au large, et, plus tard, par un déménagement dans un nouveau lieu parisien qui deviendrait une « grande maison de la mer ». Cela passe aussi par quelques petits aménagements, détaillés par le vice-président Jacques Pelletier lors du cocktail : « On a envie de moderniser, donc on a instauré une nouvelle règle l’année dernière : désormais, on a le droit de ne pas porter de cravate au Club… jusqu’à 18h. »
Nicolas Baroz