L’obscure histoire des Vierges noires
En France, on en dénombre au moins une cinquantaine de Vierges noires, qui attirent depuis des siècles pèlerins fervents et touristes superstitieux.
Les Vierges noires sont des statues brunes de la Vierge Marie auxquelles on prête des origines improbables et des pouvoirs miraculeux. À plusieurs reprises, l’Église a profité de leur attractivité pour convertir ou conserver des fidèles, fermant les yeux sur les cultes peu catholiques qui leur sont voués comme sur leur authenticité, souvent douteuse.
Assister à la messe à Rocamadour se mérite. Après la centaine de marches pour accéder au village, niché sur le flanc d’une falaise du Quercy (Lot), viennent les 216 du Grand escalier menant au sanctuaire, que les plus pénitents gravissent traditionnellement à genoux, en récitant des prières. Ce matin d’août, personne ne s’y aventurera. Peut-être à cause de la chaleur. Plus certainement à cause de l’affluence : c’est le 15 août, jour de l’Assomption, le sanctuaire marial est en fête. Pour accueillir tous les fidèles, l’office se déroule encore un peu plus haut, sur l’esplanade, accessible par le chemin de croix. Les chaises sont loin d’être assez nombreuses, mais les fidèles ne se découragent pas, n’hésitant pas à s’asseoir sur le sol caillouteux. Celle qui attire tous les regards est disposée face à la foule, à gauche de l’autel, sur une petite barque en bois. Elle porte une couronne, une robe blanche et est entourée de bougies et de fleurs. Quand vient la fin de la messe, de nombreux fidèles se précipitent pour la saluer, la prier, s’agenouiller devant elle et surtout pour la prendre en photo. Mieux vaut rapporter un souvenir de la Vierge noire, on n’en voit pas tous les jours.
En France, on compte au moins une cinquantaine de statues considérées comme des « Vierges noires », c’est-à-dire des statues de la Vierge Marie de couleur sombre. Une importante partie date du Moyen Âge, dont les plus emblématiques, les vierges romanes, comme celle de Rocamadour. Ce sont des vierges en majesté : assises avec l’enfant Jésus sur les genoux. On trouve aussi des vierges gothiques et même des vierges baroques, fabriquées un peu plus tard, à la Renaissance. Les Vierges noires plus récentes sont souvent des copies de statues préexistantes qui ont été détruites lors des guerres de religion ou à la Révolution.
Selon Sophie Brouquet, historienne et autrice d’un ouvrage sur les Vierges noires, elles représentent moins de 5% des statues de Marie. Pourtant, elles tiennent un rôle à part dans l’art religieux. D’abord parce que le mystère persiste autour de leurs origines : pourquoi sont-elles noires ? Ont-elles été fabriquées telles quelles ou bien peintes en noir par la suite ? Mais surtout parce que depuis le Moyen Âge, on leur associe des pouvoirs surnaturels, des miracles, des légendes, sous l’œil plus ou moins bienveillant de l’Église. Lien avec les forces telluriques ou les déesses mères, origines celtiques, découvertes miraculeuses… Les théories les plus folles circulent autour de ces statues. De la Vierge noire de Rocamadour, on attend qu’elle protège la famille et les marins. À Toulouse, on vient voir celle de la Daurade en espérant qu’elle nous aide à avoir un enfant. Au Puy-en-Velay, on la prie pour guérir. Les Vierges noires ont dépassé le cadre de la simple représentation artistique d’une figure religieuse pour entrer dans le monde des croyances populaires et des superstitions.
Attention, peinture fraîche
À Err, petite commune de 673 habitants située dans les Pyrénées-Orientales, une Vierge noire romane de la fin du XIIe siècle trône dans sa Chapelle, à vingt mètres de l’Église paroissiale. Selon la légende locale, racontée par Bernard Javelas, secrétaire de mairie, la statue aurait été trouvée par un taureau près d’une rivière. « Les villageois de l’époque ont voulu lui construire une chapelle mais toutes les nuits, les travaux entamés dans la journée disparaissaient, narre-t-il. L’hiver venu, la neige a commencé à tomber, et a recouvert tous les environs, à l’exception d’un endroit. Ils ont décidé d’y construire la chapelle qui existe toujours aujourd’hui. »
Pour Sophie Brouquet, ce genre de légendes est très courant quand on parle de Vierges noires : « C’est toujours un peu la même histoire que l’on soit dans les Pyrénées, en Provence ou ailleurs. La statue n’a jamais été faite par un sculpteur sur la commande d’un curé. Elle est toujours découverte par des animaux, des bergers ou des enfants. » Selon les légendes, les statues sont trouvées sous terre, dans une grotte ou près d’une source. Certaines personnes prétendent même qu’elles seraient arrivées miraculeusement de Jérusalem. « Lors d’un de mes terrains en Espagne, se souvient Marlène Albert-Llorca, ethnologue spécialiste du fait religieux, une personne m’avait affirmé, à propos d’une Vierge noire, ‘bien sûr qu’elle est brune, elle est arrivée directement de Palestine ! » Soit.
Aujourd’hui à Err, plus personne ne croit véritablement à la légende du taureau. Mais la statue continue de faire l’objet d’une procession tous les ans le 2 juillet, en mémoire de ce même jour, en 1768, où la vierge aurait fait cesser une épidémie qui touchait les bovins de la région. Surnommée affectueusement « la moreneta » (« la petite brune », en catalan), la Vierge noire d’Err est classée aux monuments historiques et constitue une petite attraction locale. Mais depuis une restauration en 2001, elle ne porte plus si bien son surnom. En réalité, ce qui rendait la moreneta noire était une patine grossièrement appliquée sur la statue il y a moins d’un siècle. « Nous avons fait une étude des différentes couches de polychromie, explique Isabelle Jubal-Desperamont, restauratrice d’art qui a travaillé sur la statue d’Err. Sur cette vierge, il y avait plusieurs couches de peintures de couleur chair, réalisées à plusieurs époques. Seule la dernière couche était un noircissement léger qui partait à l’eau, comme une gouache ou une aquarelle. » L’équipe de restaurateurs contacte alors le curé et les bénévoles de la paroisse, ainsi que l’inspecteur des monuments historiques et il est décidé de rendre à la moreneta sa couleur pâle d’origine. Dans le village, la décision est bien acceptée : « Les habitants et les fidèles ont apprécié, assure Bernard Javelas. Ils ont compris que le noir n’était pas sa couleur d’origine. »
Ce genre de découvertes n’est pas rare. Diverses restaurations récentes ont permis de découvrir que plusieurs Vierges dites « noires » étaient en réalité polychromes à l’origine, au Moyen Âge, mais avaient été noircies. C’est le cas de la vierge de Dorres (Pyrénées-Orientales), d’Orcival (Puy-de-Dôme) ou encore de Molompize (Cantal). Au XIXe siècle, des scientifiques avaient tenté d’expliquer de façon rationnelle le noircissement de ces statues. « Une des théories était que la fumée et la chaleur des cierges étaient responsables, explique Sophie Brouquet. Mais c’est absurde, pourquoi seules les vierges sont devenues noires, et pas les statues des autres saints ? » Pour l’historienne, pas de doute, ces Vierges ont été noircies volontairement de la main de l’homme. Loin de résoudre le mystère des origines des statues, cette constatation pose de nouvelles questions : quand, par qui, mais surtout pourquoi ces vierges ont-elles été noircies ?
Au bain, Marie !
Sophie Brouquet a émis une hypothèse à partir de l’étude de la Vierge noire du Puy-en-Velay. La statue originelle, datant probablement du Moyen Âge, a été détruite à la Révolution. Une copie en a été faite au XVIIIe siècle et demeure l’une des Vierges noires les plus emblématiques et les mieux documentées du pays. « Au XVIe siècle, un citoyen du Puy-en-Velay a écrit des chroniques sur la ville, relate la chercheuse. Dans l’une d’elles, il décrit la vierge comme « massiarada », soit « mâchurée », « noircie » en vieux français. À l’époque, on lui donnait des bains d’huile plusieurs fois par an, pas étonnant qu’elle devienne marronnasse ! » Un siècle plus tard, la peste ravage la ville. Pour l’éradiquer, les habitants du Puy prient la vierge et promènent sa statue dans les rues. Miracle, l’épidémie s’arrête. « Cette statue était l’une des plus importantes du royaume de France et se trouvait au départ du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, elle avait donc de l’influence. À un moment donné, on a associé son aspect noirâtre au fait qu’elle était miraculeuse, théorise Sophie Brouquet. Donc on y est allé franco et on l’a peinte en noir. » Selon l’historienne, les paroisses des régions environnantes ont voulu avoir leurs propres miracles, et ont donc peint leur propre statue de la vierge en noir, en imitation de celle du Puy.
Une théorie alimentée par les écrits d’un érudit du XIXe siècle, dénichés par Sophie Brouquet lors de ses recherches : « Il raconte avoir trouvé dans le Périgord un curé en train de peindre la vierge de sa paroisse en noir. L’archéologue lui demande alors ce qu’il est en train de faire, et le prêtre lui aurait répondu : ‘Il paraît que ça fait plus de miracles.’ » Cette hypothèse expliquerait pourquoi l’Auvergne est une des régions qui compte le plus de Vierges noires aujourd’hui. Elle justifierait également que les restaurateurs trouvent des couches de peinture noire postérieures à la polychromie originelle des statues du Moyen Âge.
Sophie Brouquet estime que les bains d’huile ou de vin (dans le cas de la Vierge noire de Dijon, par exemple) pourraient être des persévérances de cultes païens christianisés par l’Église, à défaut de pouvoir les interdire. Son hypothèse concernant la Vierge du Puy pourrait donc s’appliquer à d’autres statues qui auraient fait souffler un vent de noircissement dans leur propre région. Mais tous les chercheurs ne s’accordent pas sur cette origine païenne, notamment parce qu’elle ne peut pas expliquer le noircissement de toutes les vierges du Moyen Âge, les cultes païens n’ayant pas persévéré assez longtemps dans toutes les régions.
Idole ou pas idole ?
L’anthropologue Marlène Albert-Llorca rejette également cette théorie : « Si l’on veut travailler sur le christianisme, je pense qu’il faut le comprendre de l’intérieur, pas en allant chercher des survivances d’autres cultes. » Elle ne s’est donc pas posé la question des origines, mais de la relation de l’Église et des fidèles avec ces Vierges noires. Et elle est pour le moins ambiguë. En théorie, l’Église catholique rejette l’idolâtrie : on vénère un saint, mais pas la statue qui le représente. Mais au fil des siècles, elle a parfois tenu un double discours, condamnant officiellement certains cultes liés aux Vierges noires, tout en les utilisant pour évangéliser à des périodes où l’Église en avait besoin.
Selon l’anthropologue, il y a deux périodes où l’Église, en crise, a valorisé le noir. D’abord au XVIe siècle, moment de la Réforme protestante où l’Église est critiquée, les sanctuaires de pèlerinages moins fréquentés et le culte marial remis en cause. « Pour les protestants, le culte de la Vierge tendait vers l’idolâtrie, poursuit Marlène Albert-Llorca. L’Église à ce moment-là s’en défend, mais continue par ailleurs de véhiculer les légendes autour des Vierges noires. Elle valorise le noir, considéré comme un signe de l’ancienneté, donc de la miraculosité de ces statues. » La deuxième période correspond au XIXe siècle, quand la Révolution française met à mal l’Église et que de nombreuses Vierges noires sont brûlées, notamment celles du Puy et de la Daurade. La valorisation de ces statues après l’épisode révolutionnaire exprime à nouveau la volonté de reconquête des fidèles.
Pourtant, à ces deux périodes correspond aussi une condamnation, par l’Église, de certains cultes liés aux Vierges noires n’ayant plus rien à voir avec la religion. C’est le cas à Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Guingamp. En 1830, Émile Souvestre, journaliste et écrivain français, assiste à la cérémonie du Pardon et écrit : « La sainte cérémonie en l’honneur de la Vierge Immaculée finit le plus souvent en orgie. » Suite à son l’article, l’Église ne tarde pas à interdire la procession. Un siècle plus tard, au moment du Concile Vatican II, ouvert en 1962, elle officialise sa volonté de prendre des distances avec les cultes populaires. « Il y a une nouvelle condamnation, très proche de celle du protestantisme, du culte des images, explique Marlène Albert-Llorca. On vide les églises de leurs statues. »
L’Église est aujourd’hui revenue à une position plus nuancée. « Elle admet qu’il puisse y avoir une vénération des statues dans la religion populaire parce qu’elle est sur le recul et qu’elle a besoin de garder des fidèles », selon l’anthropologue. Quitte à tolérer certains cultes ésotériques, qui n’ont plus rien de catholique : « À Notre-Dame de la Daurade, la Vierge noire est disposée dans une chapelle où se trouve une mosaïque au sol, décrit Marlène Albert-Llorca. Le curé m’expliquait que très souvent des gens se mettent dans le cercle que forme cette mosaïque et lèvent les bras au ciel parce qu’ils estiment qu’un centre d’énergie tellurique s’y trouve. »
Noirceur lucrative
La cathédrale du Puy est également un lieu de nombreuses superstitions et croyances ésotériques. « On ne pourra jamais l’empêcher, concède Bernard Planche, recteur de la cathédrale. Le tout est que cela ne crée pas de désordre dans l’église. Nous essayons d’encourager les gens à prier avec cette Vierge noire, qu’elle puisse servir de support à la contemplation et nous dire quelque chose du Christ. Mais on ne peut pas piloter l’esprit des gens. » Sans oublier que les pèlerinages et processions de Vierges constituent « une source de revenus pour l’industrie du tourisme et favorisent le développement régional », rappelle Agnès Bernard, maître de conférence en Sciences de l’information et de la communication, spécialiste des Vierges noires. Et si ces statues ne sont pas toujours au centre du discours touristique, elles font incontestablement partie des attractions de sites comme le Puy-en-Velay, qui accueille environ 20 000 personnes chaque année.
Preuve en est la foule pressée à Rocamadour dans la chaleur de ce 15 août. Agglutinés dans la petite Chapelle miraculeuse, un groupe de touristes catholiques écoute religieusement le prêtre dominicain leur raconter les miracles accomplis par Notre-Dame de Rocamadour. Face à eux, la Vierge noire du XIIe siècle surplombe l’autel, protégée par une vitre. Son grand âge la fragilise, elle n’a plus le droit d’en sortir. Celle que les fidèles prenaient en photo le matin même à la fin de la messe n’était qu’une copie.
En 2015, la statue originelle a fait l’objet d’une étude et de mesures de conservation. Comme sur beaucoup de statues du Moyen Âge, on y trouve des traces de polychromie antérieures au revêtement noir qu’elle affiche aujourd’hui. Elle est en piteux état : « On constatait des chutes de matières régulières, détaille Nicolas Bru, conservateur du patrimoine qui a travaillé sur la Vierge noire de Rocamadour. Elle était souvent manipulée, habillée, déshabillée, ce qui la fragilisait. » La statue est consolidée et des préconisations sont faites à la commune et au clergé pour la conserver le mieux possible : il faut éviter de la toucher. L’idéal serait même de la conserver ailleurs, dans une pièce où elle ne reçoit pas de dépôts de cire des bougies, et où la température et l’humidité varient moins. Dans sa Chapelle construite à même la roche, la Vierge noire est trop soumise aux variations climatiques.
Sophie Brouquet a fait partie du comité scientifique qui a travaillé sur la statue. « Il faudrait l’enlever et mettre à la place une des copies aujourd’hui utilisées pour les processions. Mais ça, c’est inenvisageable pour le clergé ! » Car le sanctuaire de Rocamadour accueille quelque 1,8 million de visiteurs par an, dont 20 000 pèlerins. Difficile d’estimer combien la Vierge noire en attire à elle seule, mais le clergé n’est pas prêt à risquer de les perdre en remplaçant la statue originelle par une copie. « On pourrait peut-être en mettre une autre, mais il faudrait que ce soit une copie à peu près identique, car on vient quand même à Rocamadour pour voir une Vierge noire. C’est un objet de dévotion avant d’être un objet de musée », admet Florent Millet, le prêtre en charge du sanctuaire de Rocamadour. Avant de se rattraper : « Bien sûr, notre piété n’est pas liée à un objet, mais à ce qu’il représente ». Qui sait, remplacée par une copie, la Vierge noire pourrait cesser de faire des miracles.
Adélaïde Tenaglia