
Lore Stessel, en eaux profondes
La série « Elantxobe », de la photographe Lore Stessel, restitue une liberté propre au corps immergé, qui est peut-être la liberté de la nage elle-même.

À Elantxobe, petit village du Pays basque espagnol surplombant l’océan, les maisons se dressent le long d’une falaise abrupte. Vues de loin, elles semblent dessiner la colonne vertébrale d’un corps qui se courbe, s’envole et s’ouvre, jusqu’à plonger dans les eaux profondes. C’est dans ce paysage que la photographe belge Lore Stessel s’est immergée en 2019. Fascinée par la danse et la natation — deux disciplines qui partagent les notions de corporéité, de gestualité, et de mouvement dans l’espace —, elle a voulu immortaliser les mouvements d’un danseur basque dans ce même océan où, enfant, il avait appris à nager. Ce travail a donné naissance à la série Elantxobe, fruit d’un processus que l’artiste définit comme « physique » : une rencontre entre deux corps — celui de la photographe et celui du nageur — qui dialoguent, en surface et sous l’eau, dans la construction des images.
C’est dans cette idée de rencontre que Lore Stessel inscrit son travail. Elle déploie son processus créatif, basé sur la confiance, à partir de l’intensité d’un moment partagé. Elle parvient ainsi, bien au-delà d’un simple fragment documentaire, à restituer la présence d’un corps. À traduire en image, dans le cas de la série Elantxobe, une histoire personnelle profondément liée au paysage, et à poser un regard sur un geste — la nage — qui parle implicitement de transformation, d’évolution, et de retour aux sources. Ce qui donne des photographies nimbées d’une atmosphère éthérée, aux allures surréalistes, à la frontière entre contrôle et abandon, là où l’inconscient et les rêves semblent surgir.

Le cliché ci-dessus, tirée de la série, montre ainsi un corps flottant, gravitant dans un espace sans horizon, noir et silencieux. Il n’y a plus de haut ni de bas, seulement une suspension incertaine entre l’ombre et la lumière, entre ce qui émerge et ce qui plonge dans les abysses. La surface liquide devient seuil et filtre ; la peau se transforme, la silhouette se dissout et se recompose. L’appareil photo, tel un œil indiscret, suit les gestes de ce corps suspendu pour essayer de scruter le langage muet de sa chair. Il enregistre un moment de liberté absolue, où le mouvement devient le véritable sujet photographique.
Cette image rappelle la technique du clair-obscur, utilisée par les peintres au XVIIe siècle, et signale les connaissances de Lore Stessel en la matière : elle a étudié la peinture avant d’obtenir un master à l’École nationale supérieure de photographie d’Arles, en 2012. Aujourd’hui, au croisement de plusieurs expressions artistiques, la photographe pousse les limites du processus analogique en chambre noire. En étalant l’émulsion photosensible sur de grandes toiles, puis en versant manuellement le révélateur sur certaines zones de l’image seulement, elle intègre une impulsion picturale dans sa photographie, et donne au geste, celui de l’artiste après celui du nageur photographié, une nouvelle centralité.
Ce faisant, Lore Stessel détourne le nageur de sa trajectoire linéaire, et restitue une liberté propre au corps immergé, qui est peut-être la liberté de la nage elle-même : celle d’un corps qui danse sous l’eau, dans un mouvement fluide, libéré de la pesanteur.
Alessandra Chiericato