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Maud Cazabet le

Pierre Moulia, frère d’asile

Le curé Pierre Moulia officie depuis cinquante ans dans le monastère pyrénéen de Sarrance, situé sur le chemin de Compostelle. Cet original Béarnais de 78 ans, passionné de langues régionales et ex-président d’un syndicat caprin, offre toujours la même hospitalité chaleureuse aux « brebis » qui frappent à sa porte : des pèlerins, des retraitants et des êtres déboussolés en quête d’un refuge.

« Sarrance » signifie « fermeture » en latin médiéval, mais dans le prieuré de ce village de montagne de 170 habitants, la porte est toujours ouverte. Le frère Pierre Moulia y tient. Ses journées sont si minutées qu’on n’est jamais sûr de croiser sur place ce curé qui officie en vallée d’Aspe depuis plus de cinquante ans, mais même sans apercevoir ses quelques cheveux blancs ou ses lunettes rectangulaires bleues, on sent sa présence. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre craquer sous ses pas énergiques le parquet en bois du premier étage du cloître. Et sa voix chantante, enjouée, s’échappe souvent des portes affichant pourtant « Écoutez le silence ».

« Pouvez-vous articuler ? Pardonnez-moi je suis un peu dur de la feuille », s’excuse le chanoine, le téléphone collé à son appareil auditif pendant qu’il fait les cent pas devant les quatre poules du jardin. Du haut de ses 78 ans, ce bonhomme dynamique à la gestuelle expressive perpétue dans ce monastère béarnais construit en 1605 la tradition d’accueil de l’ordre Prémontré, créé pour combiner la vie contemplative du moine et celle plus active du curé, chargé des paroisses des villages attenants. « Il est l’âme du cloître », résume Janick Iturralde, habitante de longue date de Sarrance.

© Lilian Cazabet
© Lilian Cazabet

Chaque année, cette raconteuse de pays observe un millier de curieux pénétrer dans ce joyau patrimonial, transformé en refuge pour voyageurs de tous types. Certains n’en ressortent pas et deviennent ses voisins – les accueillis, souvent, se muent en accueillants. C’est le cas d’Olivier, ancien manager en marketing en Belgique, qui a tout quitté pour partir seul en direction de Saint-Jacques l’an dernier. Après avoir fini son périple, il a décidé d’assister le frère Pierre dans l’intendance de ce lieu hors du temps, sans retourner dans son pays natal. Sylvie, hospitalière à la retraite, en a vu d’autres comme lui : « Même si ça n’est pas Lourdes, il y a un appel de Sarrance, on ne vient pas ici par hasard, indique-t-elle en admirant les roses du jardin central, resplendissant sous les rayons du soleil. Un esprit particulier se dégage du site, insufflé par le cadre environnant, apaisant et mystérieux, mais aussi par la personnalité chaleureuse du frère Pierre. » Sa jovialité contrebalance la rudesse de cette vallée encaissée, austère en hiver. On pourrait penser au Nom de la rose, en voyant sa longue robe blanche disparaître sous les arches en pierre, mais les âmes simples de ceux qui l’entourent, en tee-shirt et tongs, évoquent plutôt les Vies minuscules de Pierre Michon.

Le berger des brebis égarées

La légende raconte que Sarrance aurait été le premier sanctuaire marial des Pyrénées. Situé sur l’un des grands chemins de Compostelle, le village est un haut lieu de pèlerinage dès le XIIe siècle. Son monastère réserve encore dix-huit couchages pour les pèlerins, qui sont pourtant les moins nombreux à dormir sur place. La communauté héberge aujourd’hui des personnes dans le besoin, parfois en grande détresse comme des drogués ou des femmes battues. « Nous offrons un espace de transition, mais nous ne sommes pas psychologues, ni médecins. Il faut parfois rediriger les individus les plus en difficulté vers des structures adaptées », explique Olivier.

© Lilian Cazabet
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« Au bout de quelques mois ici, tous ne sortent pas guéris, mais ils boitent moins », constate le frère Pierre derrière ses lunettes. Son travail est parfois plus proche de l’assistant social que du curé. Il est une épaule sur laquelle se reposer, une oreille au creux de laquelle on peut tout confier. Pendant quelque temps, il a même accueilli des prévenus en vue d’une réinsertion sociale. Celui qui frappe à sa porte le soir est sûr d’être reçu, sans avoir à justifier sa présence ni son identité. C’est aussi simple que cela. « Accueillir est un devoir mais c’est aussi un vrai bonheur. On reçoit beaucoup en échange », insiste le curé, tandis que des hirondelles nicheuses égayent le couvent de leurs vols réguliers. L’homme de foi est attentif à ce que chacun se sente « chez lui » dans la vaste demeure et que personne ne soit laissé de côté. Dès qu’il entend une clé tourner dans une serrure ou sent que quelqu’un n’ose pas ouvrir une porte, il se précipite pour l’aider, même s’il est en train de prier.

Au sein du prieuré, fidèles et laïcs se côtoient dans un respect mutuel. Personne n’est obligé d’assister aux offices. « C’est étonnant, mais je pense que sans laïcs, la vie monastique ne serait pas aussi facile à vivre pour le frère Pierre », confie un de ses proches. Le repas du soir est à l’image de la diversité des résidents du lieu : Alberto, Hondurien de 28 ans, raconte sa journée de chantier dans un français approximatif à Emmanuel, chercheur indépendant breton, membre de la communauté. En face, Anne, Toulousaine et ancienne pèlerine, est là en retraite spirituelle et « immobilière », le temps de pouvoir s’installer dans la maison qu’elle vient d’acheter dans le village voisin. Dans cette salle dédiée aux pèlerins, l’ambiance est conviviale. C’est l’endroit où ils peuvent échanger autour d’un plat de pâtes de conseils anti-ampoules. Mais un peu plus loin, dans une pièce cachée du monastère, l’atmosphère est tout autre. Cinq retraitants prennent leur repas autour du frère Pierre, dans le silence le plus total. Seul un lever de sourcil accentué traduit muettement la proposition de l’un d’entre eux : « Un peu de pain ? ». La cohabitation entre ces individus aux profils et motivations très différents n’est pas toujours évidente, mais le curé fait le pont entre les univers de chacun, tel un bon père de famille recomposée. Il ne manque d’ailleurs jamais de venir saluer la tablée des « bavards » avant de retrouver le calme monastique, s’adressant à Alberto en espagnol et souhaitant un « bou appétit » à tous. Il est la clé de voûte du prieuré.

© Lilian Cazabet
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Pas une seconde à lui

Le moine-curé a un emploi du temps de ministre, les offices religieux se succédant de 7h du matin à 20h30. En trois jours, il a eu la charge de deux enterrements. Bien qu’il ait lâché la responsabilité de la paroisse de Saint-Norbert en Aspe en 2017, il reste prêtre auxiliaire, se déplaçant encore régulièrement dans les communes alentours. Mais moins qu’avant. « Je suis passé de berger maître à domestique de berger, mais les brebis sont les mêmes », plaisante-t-il, avant de sonner solennellement la cloche pour le repas de midi. C’est à peine s’il a le temps de s’octroyer une sieste entre deux célébrations, alors avoir un mois devant lui pour marcher vers Compostelle ne lui est jamais venu à l’esprit. « Si j’avais un peu de temps libre, j’irais plutôt découvrir un autre monastère de Bénédictins ou de Chartreux », estime le Béarnais qui s’est rarement aventuré au-delà des rives du Gave. Pourtant, il en fait des kilomètres dans son couvent, répondant aux appels de personnes en détresse ou ayant besoin de se confier. C’est sans doute son activité principale aujourd’hui. Sa longue cape dissimule des baskets de sport utiles pour arpenter le site, portable en main. Et son sourire masque un quotidien empreint de ravissements mais aussi de doutes et de souffrances.

Pierre Moulia n’est pas un curé comme les autres. Alors que ses parents étaient instituteurs, lui a choisi de devenir prêtre, et il est l’un des rares de sa génération à avoir fréquenté l’école laïque avant son ordination à l’âge de 25 ans. Déjà en 1972, il était un hôte particulier, accueillant les « objecteurs de conscience » qui venaient se réfugier en vallée d’Aspe pour échapper au service civil international. « Recevoir ces jeunes, ça a transformé ma vie. J’ai su que je voulais évoluer au milieu de frères, dans la prière, tout en continuant à œuvrer pour les autres. » C’est ainsi qu’il devient moine prémontré, seul de sa communauté, dans la contrée verdoyante. Le 17 septembre 2011, il s’établit dans le monastère pyrénéen de Sarrance, où il s’entoure de fidèles et de laïcs : « J’ai beaucoup d’amis athées et je les trouve passionnants. J’ai horreur de faire semblant. Si quelqu’un n’a pas la foi, je ne vais pas faire comme s’il l’avait. De même, j’assume être un prêtre atypique. »

© Lilian Cazabet
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Pendant longtemps, Pierre Moulia a été l’un des seuls curés à parler en béarnais avec les habitants. Lors des confirmations, il se plaît encore à dire quelques mots dans sa langue régionale. Le prêtre, qui se caractérise avec fierté comme « béarnais, béarnisant, béarnophile et béarnophone », peut aussi célébrer la messe en basque. Il en a hérité quelques notions de ses grands-parents qui maniaient à leur époque les deux langues, souvent opposées à tort selon lui : « La tension se situe plus entre la culture régionale et l’universalisme qu’entre le béarnais et le basque. Je suis passionné par les langues régionales, il faut les faire vivre autant que possible », déclare-t-il en se dirigeant à grands pas vers l’église, classée monument historique et décorée de coquilles rouges et dorées.

« On vient vérifier que j’existe vraiment »

Beaucoup ont découvert Sarrance et le frère Pierre grâce au livre de Pierre Adrian, Des âmes simples, publié en 2017. Le jeune écrivain parisien a passé un mois au sein du prieuré pyrénéen et dépeint sa rencontre exceptionnelle avec le chanoine, contribuant ainsi à mythifier le personnage. Pourtant, comme il l’explicite dans son ouvrage, « Pierre n’a rien d’un héros, d’un quelconque surhomme. Non, il ne surpasse pas les qualités d’un homme. Seulement il n’a rien gardé pour lui […] Il s’est donné tout entier ». C’est l’écho médiatique de ce livre qui a poussé Sylvie à se rendre à Sarrance et à y être hospitalière. Pour Manuel, pèlerin portugais de passage, c’est le bouche-à-oreille qui a fonctionné : « On m’a dit que c’était une institution, qu’il fallait passer voir ce fameux frère Pierre. Et dormir dans un monastère est une expérience particulière, on se sent plus proche des hommes qui nous ont précédés sur le chemin. » La légende se construit autour de cet hôte extra-ordinaire. « Une fois, un Breton est venu vérifier si j’existais bel et bien. Je lui ai dit : « Touchez-moi, vous verrez bien. » C’est étrange d’être perçu comme un personnage de roman dans l’esprit des gens. Il ne faudrait pas que je prenne goût à cette nouvelle notoriété », rigole-t-il.

Lui qui, sans son habit de moine, ressemble à « monsieur tout le monde », manifeste sa foi dans un enthousiasme communicatif, ponctuant ses nombreuses anecdotes de « quelle merveille ! », « quel bonheur ! ». « Il est généreux et passionné », entend-on dans l’écomusée du village, quand dans la boucherie, on le qualifie de « bon et dynamique ». Loin de l’image austère que peuvent renvoyer certains curés, lui rayonne de bonne humeur. « La façon dont il prononce « dans la joie » et « amen » avec une envolée en fin de mot, c’est une trouée de lumière, détaille Sylvie qui n’est pourtant pas catholique pratiquante. Son intonation unique vous marque. » Deux plaques portent le nom de « Moulia » sur le sol du cloître. Les passants marchent dessus sans les voir. « Ce sont certainement des ancêtres, mais ils n’étaient pas moines, sinon il y aurait marqué « frère » devant leur nom », remarque le frère Pierre. Il a découvert avec surprise que ces inscriptions venaient de sépultures de l’église, mais n’en sait pas plus sur ces fameux « Moulia », qui habitaient le village avant lui. « Il est pourtant incollable sur la généalogie de la vallée d’Aspe et peut citer tous les membres des familles du coin sur plusieurs générations », relève en souriant Janick.

© Lilian Cazabet

Dans la vallée, tout le monde connaît le frère Pierre. Il est aussi célèbre que son ami Jean Lassalle, du village voisin de Lourdios-Ichère. L’évocation de son nom fait émerger des souvenirs marquants dans la vie des Aspois : naissance, mariage, décès…  « Le frère Pierre porte la mémoire de toute une région, souligne Janick. Quand on le croise, il sait exactement qui on est, où nos grands-parents habitaient et qui était présent le jour du mariage de nos oncles… » Malgré son excellente mémoire, le curé s’inquiète de savoir ce qui restera des choses qu’il est le seul à savoir sur la vallée et ses habitants. Il n’a pas le temps d’écrire, mais tient à transmettre ces pans d’histoire locale, alors il enregistre ses souvenirs. Parmi ceux qu’il affectionne le plus, le développement du fromage de chèvre dans la région. C’est d’ailleurs lui qui a acheté les quarante-cinq premières chèvres de la vallée d’Aspe. Pierre Moulia est sûrement le seul moine au monde à avoir présidé un syndicat caprin. Lui-même se caractérise avec humour comme « le dernier des Mohicans » de la vallée. Son nouveau combat : récolter des fonds pour faire rénover le toit du monastère de Sarrance, avant que l’eau de pluie ne s’y infiltre. C’est bien la seule à n’être pas la bienvenue dans le prieuré.

Maud Cazabet

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