
« Pornography, I embrace myself » par Orshi Drozdik
Retour sur l’oeuvre de la grande photographe hongroise Orshi Drozdik à travers l’histoire de l’un de ses clichés.

Une petite goutte d’eau glisse le long de son dos nu, le temps d’un instant. Pourtant, la perception du contact avec la peau est fulgurante, faisant paraître ce moment comme suspendu dans le temps. Un plaisir intense, une expérience presque orgasmique : « C’est peut-être cette sensation corporelle qui m’a poussée à m’engager profondément dans l’Art », raconte Orshi Drozdik. Assise dans la baignoire d’une maison familiale inachevée, construite par ses parents dans le petit village d’Abda, au Nord-Ouest de la Hongrie, elle avait alors dix ans. L’artiste évoque cet épisode comme une prise de conscience particulièrement aiguë de son propre corps. Elle en tirera une œuvre nourrie par un regard critique sur les questions d’identité, de genre et de représentation du corps féminin, ce qui fera d’elle une figure centrale de la scène artistique hongroise des années 1970.
Née en 1946, elle connaît une enfance difficile, marquée notamment par le cancer de son père. Dès son plus jeune âge, elle se trouve face à la vulnérabilité et à la complexité du corps humain, une prise de conscience qui deviendra encore plus évidente suite à l’épisode de la goutte d’eau. « Après ça, je me suis rendu compte que toutes les femmes que j’introduisais dans ma démarche artistique me ressemblaient, explique-t-elle. Je dessinais et peignais des femmes nues en permanence de l’âge de treize à dix-huit ans. Deux fois par semaine, le soir pendant deux heures, pour me préparer à l’Académie des Beaux-Arts. » Devenue étudiante, ce sont « sept autres années de dessin et de peinture de nus féminins tous les jours » qui suivent.
Si l’éducation artistique d’Orshi Drozdik est basée sur le dessin d’après nature, c’est par la performance, la danse libre et la photographie qu’elle capture le lien éphémère mais crucial entre la conscience de soi et la matérialité du corps féminin. L’artiste hongroise commence alors à remettre en cause l’idée que celui-ci n’est qu’un objet de désir. Elle cherche à interroger le regard à travers lequel les femmes sont vues et représentées jusqu’à ce jour dans les modèles académiques et dans les images officielles de la Hongrie communiste.

Recomposer le féminin morcelé
Avec la série Individual Mythology (1975-1977), elle entame un travail qui rompt définitivement avec les modèles des Beaux-Arts en remplaçant le caractère figé d’une anatomie stérile par une nouvelle expressivité performative documentée par la photographie. Cette démarche prend une forme encore plus radicale à Amsterdam, ville où elle se rend en 1978, poussée par la nécessité de poursuivre ses recherches.
Ne se contentant plus de dénoncer la manière dont les femmes sont représentées, Orshi Drozdik porte une réflexion critique sur le rôle du regard masculin, révélateur d’une violence latente. Dans la série intitulée Pornography : I embrace myself (1978-1979, voir ci-dessus), elle se photographie dans des poses érotiques, puis manipule les images pour se dupliquer, créant ainsi une série dans laquelle elle paraît s’embrasser avec elle-même. L’objet du désir – le corps féminin, fragmenté et morcelé par l’industrie pornographique – est désormais perçu, appréhendé et recomposé dans sa chair et dans sa conscience. « Je me suis identifiée à la femme qui a été abusée par l’industrie pornographique, l’embrassant comme mon alter-ego. Relier mon corps d’artiste à celui des femmes victimes de l’industrie pornographique a été une expérience profondément éprouvante et viscérale », précise l’artiste. Drozdik devient ainsi le personnage principal de son propre récit : un corps capable à la fois de s’affranchir de la domination du regard patriarcal et de se réapproprier sa propre histoire.
Par ce travail et par toutes les oeuvres qui vont suivre, désormais exposées à l’échelle internationnale, Orshi Drozdik érige la femme en icône de résistance et de complexité. Cette photographie ne nous invite pas seulement à regarder un enchevêtrement de peaux et de chairs, mais nous pousse aussi à comprendre le corps féminin, à lui donner une voix, à relier les sensations à l’intellect, le corps à la conscience – à retrouver la sensation d’une goutte d’eau sur un corps nu.
Alessandra Chiericato