Tokyo basque
À Tokyo, une petite communauté fait vivre la langue basque à plus de dix mille kilomètres de son berceau. Elle est bien aidée dans sa tâche par un ambassadeur incongru : le cheesecake, une pâtisserie inventée dans les années 1980 par un chef basque, et qui rencontre un franc succès auprès des Japonais.
Ce n’est ni la pelote, ni le piment d’Espelette qui a surgi lorsqu’on a évoqué le Pays basque ce soir-là, intriguée de découvrir ce que la mention ferait naître dans l’imaginaire des invités. « Basque… comme le cheesecake ! », répond du tac au tac notre hôte Yoshi. On avait bien aperçu, au rayon frais des supérettes japonaises – les kombini –, ce petit gâteau bruni aux allures de soufflé, sans parvenir à trouver de points communs avec la spécialité locale du pays. « Les gens du Pays basque ne savent pas ce que c’est ! », confie, hilare, Victor Ugarte Farrerrons, le directeur de l’Institut Cervantes à Tokyo. Pourtant, la tarta de queso, inventée il y a une trentaine d’années par un chef près de San Sebastian, est devenue un emblème de la gastronomie basque à travers le monde : Bloomberg l’élisait en 2019 gâteau de l’année, puis le New York Times, deux ans plus tard, « saveur 2021 ». Au Japon, peut-être plus féru de nouveautés qu’ailleurs, la tendance a pris une ampleur toute particulière. Des pâtisseries exclusivement spécialisées dans la fabrication de la douceur se sont installées dans les quartiers chics et les grands magasins de la ville, la maison Gazta en tête. Sa fondatrice, Saori Katsura, se targue d’être l’unique cheffe à être entrée dans les cuisines de la Viña – le restaurant basque à l’origine du gâteau – pour obtenir la recette originale.
Mais le gâteau a d’autres qualités que celle de combler les gourmets. En ambassadeur incongru de la culture basque, il suscite aussi des vocations. « Je ne connaissais rien du Pays basque… mais j’ai entendu parlé du cheesecake ! C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à ce peuple », raconte timidement Takuro à la sortie de son cours de culture basque, qu’il suit à l’université de Tokyo des Études étrangères (TUFS), où, parmi 74 langues, on peut apprendre l’euskara et suivre un cursus de Basque Studies. « J’adore le cheesecake basque, alors j’ai voulu en savoir plus sur la langue et la culture dont la spécialité était originaire », renchérit Akira, avant de filer en classe de langue. Leur professeur, Sho Hagio, hoche la tête dans un petit rire. « La gastronomie a sans aucun doute permis de populariser cette culture au Japon », affirme-t-il. Une cuisine que les Japonais découvrent souvent en voyage, les touristes nippons s’étant épris du Pays basque depuis un peu plus d’une décennie : « Les Japonais se sont au départ intéressés aux grandes villes comme Barcelone ou Madrid, restitue Victor Ugarte Farrerrons, le directeur de l’Institut Cervantes. Puis, parce qu’ils ont tendance à revenir plusieurs fois dans un pays qu’ils ont aimé, ils ont commencé à visiter des endroits moins connus. Bilbao et San Sebastian sont devenus des destinations phares pour ceux qui s’intéressent à la culture et à la gastronomie, surtout depuis la fin des activités terroristes de l’ETA. »
Selon l’office du tourisme de la cité ibérique, le nombre de visiteurs japonais n’a cessé d’augmenter ces quinze dernières années, passant de moins de 2000 visiteurs en 2008 à plus de 25 000 en 2018. En 2019, leur nombre a presque doublé. « L’auteur Tsuyoshi Takashiro a contribué à déclencher cet engouement en publiant en 2012 une sorte de petit essai devenu best-seller, intitulé : Comment une ville de 180 000 habitants est-elle devenue la première destination gastronomique du monde : le miracle de San Sebastian, dans lequel il décrit l’esprit collectif et novateur des habitants », explique le professeur Sho Hagio en attrapant l’ouvrage dans la vaste bibliothèque de son bureau. Nombreux sont les chefs japonais qui, des deux côtés des Pyrénées, se forment auprès des grandes tables, à l’image de Naoki Wada, du restaurant Saint-Jean-Pied-de-Port à Tokyo, qui a passé deux ans dans la ville éponyme, aux côtés du chef basque Firmin Arrambide : « Il m’a tout appris, la morue au pil-pil, la soupe de châtaignes, la piperade…, détaille le chef, tout en ouvrant un menu que le cuisinier lui a dédicacé. Pour moi, la cuisine basque est unique. Elle me plaît car elle ressemble aussi beaucoup à la cuisine japonaise : c’est une région entre terre et mer, qui met à l’honneur les produits. »
« Un peuple fidèle »
Sho Hagio est, lui, tombé amoureux du Pays basque bien avant qu’on ne parle japonais aux tables étoilées de San Sebastian et que le cheesecake local n’envahisse les réseaux sociaux. C’est à la prestigieuse université Waseda de Tokyo qu’a eu lieu sa rencontre avec la région, il y a quarante ans. « J’ai aperçu dans les couloirs une affiche qui annonçait la tenue d’un cours de basque ouvert à tous ; à l’époque, je ne connaissais du Pays basque que Francisco Javier [ndlr, un missionnaire jésuite qui se rendit au Japon au milieu du XVIe siècle], parce qu’on apprend à l’école les premières rencontres entre les Européens et les Japonais. J’ai alors décidé de participer au cours par pure curiosité. » Il y retournera chaque semaine, pendant deux ans.
« On nous interdisait de prendre des notes, il fallait simplement écouter et imiter les sons qu’on entendait, pour qu’on s’immerge le plus possible dans la langue », se souvient l’érudit, en se remémorant à voix haute les dialogues de son manuel, conservé précieusement. Ce n’est que plus tard, au cours de son premier voyage en terre basque, qu’il tombera véritablement sous le charme « de la culture, mais surtout des Basques », avant même d’y avoir posé le pied. « Je me souviens très bien, dans le train de nuit pour Hendaye, j’ai partagé un compartiment avec d’autres jeunes Basques, sourit le chercheur, ému. Ils se sont mis à entonner des chants traditionnels que je connaissais et nous avons chanté en cœur. Ils étaient si surpris de rencontrer un Japonais qui parlait basque qu’ils m’ont invité chez eux, près de San Sebastian. Nous sommes devenus amis et nous sommes toujours en contact. Leur fidélité me touche beaucoup et je crois que c’est pour cela que je me suis spécialisé sur ce sujet. Imaginez-vous, j’ai offert à mes amis une grue en origami il y a plus de trente ans. Ils l’ont toujours. C’est incroyable ! »
Étudiant à Toulouse, il multiplie les allers-retours entre la France et le pays basque et réalise quelques années plus tard la première traduction en japonais du Que sais-je sur les Basques, écrit par le spécialiste Jacques Allières. « La dernière édition, la cinquième, est sortie l’an dernier », souligne-t-il fièrement. De retour au Japon, Sho Hagio rêve de devenir professeur à l’université. Mais si les études basques se développent dans les années 1960 – « les jeunes militants japonais, à cette époque, vont beaucoup s’intéresser aux mouvements sociaux et indépendantistes au pays basque, car ils vivent une situation similaire » –, la discipline souffre de son exotisme d’alors : « Les études basques n’étaient pas reconnues par le monde académique japonais, admet-le professeur. J’étais découragé et mes rapports avec les Basques étaient difficiles à entretenir, j’avais seulement dix jours de congés par an et je perdais le contact avec les gens. » Il lui faudra attendre vingt ans pour se voir offrir un poste universitaire : peu de temps après la visite d’une délégation basque venue au Japon promouvoir les cours de langue et culture basque, il est engagé à l’université de Nagoya, puis plus tard à Tokyo, où l’Institut basque Etxepare participe à l’ouverture d’un cursus de culture et langue basque en 2016, qu’il finance à 50%.
Curieuses coïncidences
Ils sont une dizaine dans la classe, cet après-midi-là, à pratiquer leur vocabulaire. Suzuna s’applique à trouver la prononciation juste, pouffe lorsqu’elle se trompe, tout en jetant des regards en coin au professeur qui passe dans les rangs. « J’avais entendu dire que la langue basque avait une structure unique, complètement différente des autres langues européennes », expose la jeune femme, qui a choisi d’étudier le basque non pas pour une carrière professionnelle, mais pour le plaisir et pour élargir ses connaissances en langues. Le langage fascine pour ses mystérieuses correspondances avec le japonais, raconte le professeur : « Il n’y a pas de relations linguistiques établies entre le basque et le japonais, mais curieusement, on trouve des mots communs aux deux. De plus, la prononciation et la syntaxe sont similaires, donc parler basque est plus facile que parler français ou anglais pour les Japonais, notamment à cause de l’ordre des mots dans les phrases. »
Simples coïncidences ? Il n’empêche, Sho Hagio aime mentionner ces drôles de similitudes, « pour susciter l’intérêt » au-delà de l’université. Il crée la maison basque de Tokyo en 2009, qui compte aujourd’hui treize membres, et lance l’idée d’un lieu associatif où la communauté pourrait se regrouper : « Il y a un peu partout au Pays basque des txoko (sorte de maisons associatives, ndlr), je me suis dit qu’il nous en fallait une aussi ici », précise-t-il. C’est un fervent supporter tokyoïte du club de football de l’Athletic Bilbao, Masami Murakami, qui leur ouvrira ses portes : « Nous n’avons pas reçu d’aide publique locale pour financer notre association, mais Murakami-san a gentiment mis à notre disposition une propriété qui lui appartient », raconte Sho Hagio. Impossible de manquer la bâtisse de ce quartier résidentiel près de Shibuya, habillée d’un grand drapeau basque. À l’intérieur, le salon a des allures de musée local, avec ses vitrines truffées de souvenirs du Pays basque, de photos et d’innombrables références aux clubs de football de Bilbao et de San Sebastian. « Les jours de match, il y a de l’ambiance ici ! », s’esclaffe ce travailleur dans la construction, qui a découvert le pays basque alors qu’il travaillait à Bilbao. Quand ses collègues l’ont emmené voir un match de l’Athletic Bilbao, Masami a été emporté par leur ferveur. Depuis, il n’hésite pas à prendre l’avion plusieurs fois par an pour encourager son équipe de cœur : « Il m’est arrivé de me rendre au Pays basque seulement pour le week-end, rien que pour voir un match ! »
Les écharpes des supporters accrochées au mur ont pris la poussière ces deux dernières années, la pandémie ayant mis un frein aux festivités habituelles : « Nous avions auparavant l’habitude de nous retrouver régulièrement, de partager des spécialités qu’on rapportait de voyage, ou des pintxos (tapas basques) qu’on préparait ensemble », détaille Masami. Doucement, les activités reprennent. La communauté s’est de nouveau rassemblée à l’occasion de la Korrika, une course-relais organisée dans le monde entier. L’occasion de faire connaître la langue basque au Japon, mais aussi de renvoyer les Japonais à leur propre situation, estime le professeur Sho Hagio : « Cette diversité culturelle que cherchent à promouvoir les Basques existe aussi chez nous, mais on a tendance à l’oublier. On parle souvent d’un Japon monolingue, mono-ethnique, uniforme, mais ce n’est pas vrai. En parlant de diversité culturelle avec mes étudiants, j’ai le sentiment de leur faire prendre conscience des problèmes de discrimination, d’oppression qui existent ici. » Un changement de perspective qui vaut aussi pour les Basques, considère Gari Ortigosa Pascual, professeur de langue et culture basque aux côtés de Sho Hagio : « Diffuser le basque à l’étranger, pour une langue aussi minoritaire, c’est une question de survie. C’est aussi un message qu’on envoie : imaginez, vous êtes Basque et vous entendez dans une vidéo un Japonais qui parle basque bien mieux que vous et que tous vos voisins qui ont vécu ici toute leur vie…. Vous serez surpris, vous aurez aussi probablement un peu honte ; et il y a de grandes chances pour que cela vous donne envie de vous y mettre. »
Aimie Eliot