
Au Japon, le keirin repart pour un tour
Né dans les cendres du Japon d’après- Seconde Guerre mondiale, le keirin est l’équivalent du cyclisme sur piste international, mais avec des coureurs plus nombreux, des coups d’épaule et de casque, des vélos d’un autre siècle et des paris autorisés. Malgré son extraordinaire succès national durant près de 80 ans, ce sport spectaculaire est contraint de moderniser son très traditionnel règlement pour s’adapter aux changements de la société japonaise.

Texte : Justin McCurry
Photographie : Shiori Ikeno
Une énergie nerveuse sature l’espace réservé aux coureurs du vélodrome de Keiokaku. L’un après l’autre, sept hommes vêtus de maillots colorés s’emparent d’un vélo au cadre* en acier, à pignon fixe et dépourvu de freins. Respectant un rituel qui mêle purification et supplique aux dieux pour une course sûre et réussie, ils extirpent des poignées de sel d’une boîte disposée là, en arrosent leur machine et se jettent le reste sur le corps. Alors, les lourdes portes coulissantes qui les cachaient à la vue du public s’ouvrent pour révéler une piste immaculée de 400 mètres et des spectateurs qui attendent l’arrivée des guerriers sur deux roues. À l’appel de leur nom, ils enfourchent leur vélo et pédalent, lents mais déterminés, vers les portillons de départ, les cuisses luisantes d’huile appliquée généreusement – une mesure préventive pour réduire les frottements s’ils tombent sur l’asphalte pendant la course. Des « Yoshiya ! » (Allez !) fusent, accompagnés d’autres exclamations de confiance en soi difficilement traduisibles. Dans un coin du Keiokaku, un vélodrome vieillissant de la banlieue ouest de Tokyo, un écran géant affiche les cotes des paris, indiquant la confiance – ou la méfiance – que les parieurs rassemblés ont placé dans les chances de succès des coureurs.
Leur roue arrière une fois insérée dans le portillon de départ automatisé, les cyclistes procèdent à des ajustements de dernière minute sur leur casque et leurs lunettes de soleil, impassibles malgré le vent glacial qui souffle depuis la rivière Tamagawa. Certains se penchent en arrière sur leur selle, les bras ballants. D’autres placent leurs mains sur le guidon incurvé et fixent le lointain. Un lièvre s’approche par l’arrière, longeant la ligne intérieure de la piste, puis la déflagration d’un pistolet de départ emplit l’air. Comme un seul homme, les sept coureurs projettent leurs vélos hors des barrières avec un bruit sourd, alors que le bourdonnement des tribunes enfle. La course de keirin est lancée.
Né dans les ruines
Le 20 novembre 1948, neuf hommes s’alignent sur un vélodrome poussiéreux à Kokura, dans l’extrême sud-ouest du Japon. Assis sur de lourds vélos aux cadres en acier, ils forment un groupe d’amateurs hétéroclites. Malgré leur allure incertaine, ils participent à leur manière au redressement du Japon après une guerre désastreuse achevée trois ans plus tôt. Car dans ce vélodrome, les ouvriers d’usine et les mineurs se rassemblent en une foule compacte pour assister à un nouveau sport, le keirin, combinaison des caractères (ou kanji) « concours » et « roue ». En quatre jours, ces 55 000 spectateurs placent un total de 20 millions de yens (125 000 euros) de paris, une somme inimaginable à l’époque, qui dépasse toutes les attentes. Kokura, sous la houlette de son maire Ryōsuke Hamada, favorable aux jeux d’argent, démontre ainsi comment le sport peut non seulement divertir un pays épuisé par la guerre, mais aussi l’aider à renaître de ses cendres, car une partie des bénéfices est utilisée pour financer la reconstruction de la ville.

Rapidement, d’autres municipalités suivent son exemple. Des vélodromes voient le jour dans de nombreuses villes, de plus en plus d’hommes et de femmes s’inscrivent comme cyclistes professionnels, et le keirin se retrouve ainsi au coeur de la réhabilitation économique et sociale du Japon d’après-guerre. Aujourd’hui, il est l’un des quatre seuls sports – avec les courses de chevaux, de bateaux à moteur et de motos – sur lesquels il est légal de parier au Japon. Quatre exceptions aux lois interdisant les paris sportifs, justifiées par la gestion gouvernementale de ces disciplines – dans le cas du keirin, par le ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie. Cette supervision étatique n’a toutefois pas suffi à éviter les heurts. Les premières années du keirin ont été marquées par des scandales de courses truquées, l’implication du crime organisé et des violences sur les vélodromes provoquées par un mélange hautement inflammable de spectateurs excités et d’alcool. Pourtant, plusieurs décennies plus tard, le keirin a survécu à l’opposition politique, aux récessions économiques et à d’autres sports qui se disputent l’attention du public : le baseball, le football et, plus récemment, le rugby et le basketball.