
Entretien avec Philippe Lucas – De fonte en comble
Âgé de 62 ans, l’ancien coach de Laure Manaudou entraîne depuis quatre ans un groupe de nageurs, dont la vice-championne olympique Anastasiia Kirpichnikova. Regard perçant, longue crinière blonde tirée en arrière et bijoux apparents, il termine une séance de muscu’, et revient, avec son franc-parler habituel, sur son enfance dans le bar familial à gérer les piliers de comptoir, sur sa relation tumultueuse avec la Fédération et les différents clubs qu’il a connus, sur l’exode actuel de nageurs français aux États-Unis ou encore sur l’explosion du « phénomène Laure Manaudou ».

Propos recueillis par : Lucas Bidault
Photographies : Théo Giacometti
Comment êtes-vous tombé dans la natation ?
Philippe Lucas : Comme tous les gamins qui vont apprendre à nager dans une piscine avec un maître-nageur. Sauf qu’un jour, le mec m’a dit que je nageais pas mal… Mais c’était des conneries, j’étais une tringle. Je l’ai vite compris. Vers 16 ans, j’ai arrêté l’école puis j’ai passé mes diplômes de maître-nageur. C’était facile à l’époque. Ensuite, j’ai fait un an d’armée et j’ai entraîné de suite. C’est ce que je voulais faire depuis toujours.
Qu’est-ce qui vous a donné cette assurance d’entraîner dès l’âge de 20 ans ?
PL : J’ai grandi dans un bistrot, tu sais …
C’est-à-dire ?
PL : Pendant 30 ans, ma grand-mère tenait un bistrot. J’y ai passé toute mon enfance. Mais les vrais bistrots, pas ceux d’aujourd’hui ! [Rires.] Il y avait les pensionnaires de l’hospice d’à côté, les marchés, les fêtes foraines. J’ai toujours eu le contact avec les mecs, je devais les gérer au bar, ma grand-mère avait besoin de moi. Quand je n’étais pas à l’école, je l’aidais. À l’âge de dix ans, je servais et je plaçais. [Il imite un serveur.] Quand tel mec arrivait, je savais qu’il fallait le mettre ici. L’autre, c’était à l’opposé. Lui, il ne fallait pas qu’il se mette à côté d’untel car au bout de dix canons, il allait l’emmerder.
Et la passion pour entraîner ?
PL : Elle a toujours été là. J’aurais pu entraîner dans un autre sport comme le football.
Alain Cayzac, ancien président du Paris Saint-Germain de 2006 à 2008, vous avait d’ailleurs approché.
PL : C’est vrai. C’était une époque où Paris était en difficulté. Monsieur Cayzac, qui est un mec super, avait pensé à moi pour une fonction bien spéciale : motiver les mecs. Mais ça ne s’est pas fait, au final.

Comment définiriez-vous votre méthode d’entraînement ?
PL : Chacun a son mode de travail. Il s’améliore, se peaufine. Le mien n’est pas le même qu’il y a quarante ans. Bien sûr, il y a des bases et des principes. Ensuite, avec l’expérience et selon les nageurs que tu as, tu changes. Il faut toujours évoluer avant le nageur. Sinon, ça pose problème.
Vous avez la réputation de vous baser essentiellement sur la répétition des kilomètres.
PL : Non, il ne faut pas croire ça. Bien sûr, pour ceux qui nagent le 1500 mètres ou le demi-fond* [LEXIQUE : En natation, le demi-fond désigne les courses de distance intermédiaire – entre 400 et 1 500 mètres – qui se situent entre le sprint et le fond.], il faut de l’endurance. Mais même dans ces disciplines, l’explosivité et la vitesse comptent beaucoup. Après, tu peux avoir des nageurs ou des nageuses comme Anastasiia [Anastasiia Kirpichnikova, entraînée par Philippe Lucas, est médaillée d’argent aux JO de Paris du 1500 mètres, ndlr] qui n’ont pas une grande vitesse mais qui sont capables de nager vite pendant longtemps. Tous les nageurs de 200 mètres ne font pas le même travail avec le même programme. Amaury Leveaux, par exemple, a fait ses meilleurs temps avec moi. Il nage 48’’13 au départ du relais quand ils sont champions olympiques ! [Aux JO de Londres en 2012, Amaury Leveaux est sacré champion olympique par équipe lors du relais 4x100m, ndlr]
Parce qu’Amaury Leveaux était plutôt réticent à enchaîner les longueurs ?
PL : Il s’entraînait à Mulhouse avec Lionel Horter. Il a eu des bases importantes parce qu’il était à la bonne école. Il ne faut pas oublier une chose : quand il était à Mulhouse, il nageait 3’48 aux 400 mètres. Il était vice-champion olympique du 50 mètres avec Lionel Horter, mais c’était un vrai nageur de 200 mètres. Il était capable de nager vite pendant longtemps.
C’était l’un de vos plus gros talents ?
PL : Oui ! Chez les mecs, il fait partie du top 3 des meilleurs nageurs que j’ai entraînés.
Vous aimez le bistrot, la vie en société, le football. Mais il semble difficile, chez les nageurs, de concilier exigence du haut niveau et curiosité extra-sportive. Pourtant, n’est-ce pas justement ce qui permet de tenir la distance, de ne pas finir comme certains athlètes : écoeurés par leur sport ?
PL : C’est un sujet qui ne concerne pas uniquement la natation. Il y a aussi le biathlon, le marathon, les courses de fond comme le 10 000 mètres. Il y a un moment, tu es obligé de te faire mal ! Ce n’est pas du tennis-ballon. Après, il faut varier les entraînements, mais il n’y a pas de secret.
Où trouve-t-on le plaisir alors ?
PL: Chez les nageurs, le bassin, c’est comme leur canapé. S’ils se sentent bien, ils regardent le chrono, ça nage vite et ils prennent du plaisir. Il ne faut pas non plus raconter, comme le dit Manaudou — le frère — qu’on ne joue pas “à la natation” comme on joue au foot ou au tennis. C’est sûr que c’est moins ludique que certains sports, mais les nageurs trouvent du plaisir. Quand tu vois la pendule, que tu sens que tu nages vite et que tu as la sensation d’avoir une putain de glisse, c’est génial !