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God save the Rosbif
On ne mangerait nulle part ailleurs plus mal qu’en Angleterre. Derrière ce cliché persistant se cachent quelques vérités sur la cuisine anglaise, à commencer par la disparition des cultures culinaires locales. Subsiste cependant une tradition importante, mise à jour par de nombreux chefs anglais : le rôti du dimanche, ou « Sunday roast » en VO. Illustration à Alfriston, un petit village du Sussex.
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Texte : Thomas Andrei
Photographie : Theo McInnes
En traversant le Kissing Gate Bridge menant à Alfriston, dans le Sussex, au sud-est de l’Angleterre, un marcheur admire des couches de couleurs : une tapisserie de tuiles rouges, comme accrochée à une couverture forestière orangée, obscurcie par la fumée grise qui décolle des cheminées et farcit l’air froid d’une odeur de bois brûlé. Ses narines sentent la boue, les feuilles humides, les fleurs de lierre mouillées et, alors qu’il approche le cœur du village, il note cette effluve si caractéristique, distillée au même moment dans des milliers de rues du pays. « C’est la gravy, explique Darren Sandalls, chef moustachu du Olde Smugglers Inn, un pub aux murs bleu canard dont la bâtisse date du XIVe siècle. Qui est le mot anglais pour ‘sauce’ : elle peut être au bœuf, à la volaille, au porc… » Dans sa cuisine, Sandalls désigne un bouillonnant liquide brun avant de donner sa recette : faire suer céleri, oignons et carottes, utiliser le jus d’une viande en train de rôtir, ajouter un peu de farine, faire un roux, ajouter du bouillon, un peu de purée de tomate, sel, poivre et « un soupçon de vin, si tu te sens extravagant. » Lui utilise du merlot. « Puis ta gravy est prête ! »
Avant toute chose, cette sauce est un ingrédient essentiel du plat roi des dimanches anglais, le Sunday roast : « Une pièce de viande rôtie au four, à haute température, puis à température plus basse pour une cuisson plus douce, servie avec des patates rôties et une sélection de légumes. » L’obsession nationale pour ce plat expliquerait en partie le fait que les Anglais soient affublés, depuis le XVIIIe siècle, de ce méprisant sobriquet qu’est « rosbif », de l’anglais roast beef. Près d’un poêle à bois, une dame en veste matelassée garantit que « Darren cuisine les meilleures pommes de terre rôties ». Son époux et elle préfèrent déjeuner ici qu’au Star, le pub converti en hôtel 4 étoiles du village. En accompagnement des tranches de poitrine de porc, le cuisinier sert des légumes cuits à la vapeur que le mari recouvre de gravy. La viande est tendre et la couenne – que le cuistot tapait plus tôt de ses phalanges pour en vérifier la texture – craque sous la dent.
Mais avant ça, il y a le petit déjeuner. Barbe rousse et tablier rayé, Harry Fields est le chef du Squisito, un restaurant du bourg médiéval de Lewes, à 15 minutes d’Alfriston. « On vise à servir une cuisine accessible, présente-t-il. Pas prétentieuse et dictée par les ingrédients. » Au dîner, ce « pasta restaurant » propose d’appétissantes bucatini aux palourdes, sauce vermouth et salami au fenouil, saupoudrées de persil. Mais Squisito est aussi ouvert le matin et sert notamment une mise à jour des fameux beans on toast, ces petits haricots en sauce que les étudiants anglais aiment dévorer sur des tartines pour éponger leurs gueules de bois. « J’utilise des haricots de Lima, braisés dans une sauce tomate et une focaccia maison, dévoile Fields en se servant une lager à 11h. Et du Lord of the Hundreds râpé. C’est un fromage qui a gagné des prix internationaux, fait à 4 miles d’ici. » Levé à 5h, Fields a, lui, petit-déjeuné au lit d’un café et d’un toast couvert d’une de ces mixtures chéries de maints Anglais qui, collées à d’autres palais, peuvent déclencher une grimace : la Marmite, que le chef décrit comme « une très intense pâte à tartiner de levure, au goût assez unique. » Si on pense que l’on mange mal en Angleterre, c’est sûrement en partie du fait de l’existence de telles saveurs. Ce n’est pas forcément vrai, mais il y a quelques explications derrière cette idée reçue.