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Nicolas Baroz le

« Je ne pense pas que je marcherai très droit à quarante ans. »

Entretien avec Bryony Frost, meilleure jockey d’obstacle féminine de tous les temps en Angleterre, installée en France depuis 2024.

Comment était-ce de grandir dans une famille de jockeys ?

Bryony Frost : Pas seulement de jockeys ! Nous avons les chevaux dans le sang depuis plusieurs générations. Certains de mes ancêtres montaient à cheval dans l’armée, mon grand-père était maréchal-ferrant, et cette passion pour tout ce qui touche aux chevaux va jusqu’à moi. Je crois qu’on peut même dire que ma baby-sitter était un poney. [Rires.] 

Cette présence des chevaux dans ma vie depuis le moment où j’ai ouvert les yeux, je ne la changerais pour rien au monde. Ça m’a notamment offert le privilège de vivre à la campagne, et donc de jouir d’une grande liberté. J’étais une sorte d’enfant sauvage, je me foutais des beaux habits et des chaussures à la mode. Courir dans les bois, inventer des histoires dans ma tête, m’imaginer en animal des bois : voilà ce qui constituait l’essentiel de mes journées.

Votre père Jimmy, cela dit, était un grand nom des courses hippiques.

BF : Bien sûr, il a obtenu beaucoup de succès en tant que jockey. Mon frère Hadden réussit également très bien dans ce métier. Donc je ne nierai jamais que ça a constitué un formidable coup de pouce pour ma propre carrière de jockey.

Après, ce n’était pas forcément ma vocation au départ. Petite, je passais énormément de temps avec mes poneys, j’aimais par-dessus tout les élever, en prendre soin. C’est avec eux que j’ai commencé le saut d’obstacles à quatre ans [enchaîner un parcours d’obstacles dans le temps imparti, sans renverser de barres ni refuser un obstacle. Ce n’est pas une course mais un contre-la-montre, ndlr] ainsi que les courses à neuf ans. J’ai longtemps concouru dans ces deux disciplines, mais à seize ans il m’a fallu prendre une décision quant à mon avenir, avec des chevaux de grande taille cette fois-ci.

Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir la course d’obstacles ?

BF : La course d’obstacles est une affaire de jeunes, à cause des chutes, tandis que le saut d’obstacles peut être pratiqué jusqu’à un âge avancé. J’ai eu une longue conversation avec mon père, qui m’a dit que j’avais la possibilité de tenter les courses pendant un an ou deux – même si je crois que ça ne l’enchantait pas forcément – avant de faire machine arrière si je le voulais.

Vous auriez aussi pu choisir les courses de plat, non ?

BF : Oui. Mais j’aime trop sauter !

© H Talent Management / Paul Clarke

À quoi ressemblait votre quotidien de jeune jockey d’obstacle ?

BF : Chaque dimanche, je participais à une des courses amateur qui ont lieu dans tout le pays, sur de petites pistes de steeple-chase [des sauts plus hauts et complexes que la course de haie, sur une distance plus longue, ndlr]. À ma quinzième course seulement, j’ai terminé première. Et en parallèle, j’ai commencé à travailler avec mes parents, qui élevaient quelques chevaux de course. 

Petit à petit, j’ai été repérée par des entraîneurs qui m’ont permis de chevaucher de meilleurs chevaux, et c’est comme ça que tout a commencé. À 22 ans, j’ai pu rejoindre les écuries de Paul Nicholls, sacré quatorze fois meilleur entraîneur. C’était comme passer d’une petite Peugeot à une Ferrari : la puissance de ses chevaux est éblouissante.

Concrètement, cela veut dire que vous déménagez ? 

BF : Oui. Les écuries de Paul Nicholl ne sont qu’à deux heures de route de chez mes parents, dans le Somerset, mais c’était quelque chose d’important pour moi à l’époque. Je me rappelle de ma chambre, une annexe au-dessus des mangeoires pour les chevaux, avec des araignées grosses comme ma main. Ma mère était venue m’aider à m’installer, apportant mon mug préféré pour le thé, histoire que la pièce ait un air familier. 

Le principe, là-bas, c’est que rien n’est garanti, même si j’étais numéro des jockeys amateurs chez lui. Chaque matin, il fallait donner à manger aux chevaux, les soigner, nettoyer les écuries, puis aller s’entraîner aux sauts. Pendant des mois, c’était comme ça. On attendait l’opportunité de participer à une course. Et cette opportunité est venue.

Comment cela s’est-il passé ?

BF : J’étais à l’entraînement, un matin, quand le boss m’a dit que dans deux jours, j’allais courir une course. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas, parce que ma licence amateur avait expiré. « Ne sois pas bête, m’a-t-il dit, tu vas courir en tant qu’apprentie professionnelle. »

Cette première course, c’était avec un cheval extraordinaire du nom de Black Colton, avec qui j’ai gagné dix courses dans les neuf mois qui ont suivi, dont une au plus haut niveau professionnel.

Vous aviez 23 ans à l’époque. C’est une grande pression, non ? 

BF : C’est vrai que c’est un sport où entraîneurs et propriétaires peuvent faire et défaire votre carrière en un clin d’œil. Mais bizarrement, alors que j’étais terriblement nerveuse avant chaque course quand j’étais enfant, ça n’a jamais été le cas par la suite. Concentrée, tendue, ça oui, mais d’une bonne façon, de manière à avoir le corps et l’esprit affûtés : rien qui ne m’ait jamais bloquée. Peut-être parce que j’ai en moi toute l’expérience de mes ancêtres avec les chevaux.

Vraiment ?

BF : C’est une façon de dire que j’ai appris à me fier à mon instinct. Je crois qu’ayant passé chaque moment éveillé de mon enfance en compagnie des chevaux, je comprends les choses comme eux, je ressens comme eux, je bouge comme eux. C’est sur un cheval que je me sens vivante. Parce que dans cette discipline, il faut prendre des décisions à deux en une fraction de seconde. C’est une communication qui ne passe pas par la parole, mais par les sensations, par une connexion extraordinaire sur laquelle j’ai du mal à mettre des mots.

© H Talent Management / Paul Clarke

Quels mots pourriez-vous mettre, justement, sur vos sensations au moment d’aborder un saut sur un cheval en plein galop ?

BF : Quand on arrive à 60 km/h devant un obstacle, il ne faut faire plus qu’un avec l’animal. Il vous faut tous les deux penser la chose exacte à l’instant exact. Au moment de décoller, le cheval fait un bruit sourd sur le sol quand il prend appui sur ses membres postérieurs. Une fois en l’air, les sons et le paysage tout autour disparaissent. C’est un moment suspendu, magique, en plein silence. On est submergé par la puissance qui émane du cheval, par l’adrénaline qui nous traverse. Et quand, pour finir, on atterrit avec la même vitesse qu’on avait avant l’obstacle, c’est la perfection. Je ne sais pas, ça doit ressembler à ce que ressent un musicien au moment de jouer une note parfaite à la fin de son concert.

Vous avez longtemps monté un cheval nommé Froden.

BF : [Elle coupe.] Ah, Frody !

Qu’avait-il de si spécial ?

BF : C’était le roi, mec. Le roi absolu. On veut se représenter l’athlète avec un grand « A » ? C’est lui. Une ambition, un caractère, une intelligence presque effrayante pour un cheval. Avec lui, je faisais toujours la course en tête, à la dure. Là où on est exposé, à la merci des poursuivants qui font tout ce qu’ils peuvent pour vous battre, qui tente de passer à l’intérieur, qui mettent la pression avant les sauts. Nous, on prenait le contrôle de la course pour ne pas le lâcher. C’est avec lui que j’ai gagné le King George VI Chase, qui est l’une des cinq plus grandes courses de steeple-chase en Europe. Je pense que je ne rencontrerai jamais une personnalité aussi magnifique de toute ma carrière.

[Cet article est à retrouver en intégralité dans Sphères hors-série n°3 : les cavaliers]

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