La douce résurrection de la photographie post-mortem
Ils sont quelques-uns, armés de leur appareil photo, à immortaliser les défunts. Dans une société qui rejette l’idée de la mort, eux décident de la regarder en face. Par nécessité, pour ne pas oublier, mais surtout pour inviter à aborder l’un des grands impensés de notre époque.
Dans l’obscurité d’un garage du centre de Strasbourg, il décroche un cabas de courses vert du porte-bagage de son vélo, le libère de deux tendeurs qui ont fait leur temps, puis l’attrape vigoureusement pour le monter dans son atelier. “Je n’ai pas tout pris, mais j’ai quand même quelques petites choses”, lâche-t-il pour s’excuser. La sueur perle sur son front. En cet après-midi d’août, l’atmosphère est étouffante. Hervé Bohnert se glisse dans son atelier et dépose sa collection sur une table en plastique. Au total, deux classeurs et deux boîtes à chaussures. Des centaines d’images de défunts – 600, pour être exact. Ils sont allongés sur leur lit de mort ou mis en scène en position assise. “C’est vrai que quand j’y pense, il y a un côté bizarre à collectionner tout ça”, sourit le boulanger de 57 ans, flanqué d’un polo rouge et d’un jean délavé. À la vue de ces clichés, son regard bleu cristal s’illumine. Rien n’y fait, il est passionné. En trente ans, certains fondent une famille, construisent une maison ou partent faire leur vie à l’étranger. Lui est devenu le plus grand collectionneur de portraits post-mortem de France.
Les photos de morts sont devenues rares. Elles sont reléguées aux greniers, elles repoussent, elles dégoûtent. Elles ont pourtant connu leur âge d’or et regroupent un large éventail de styles photographiques, allant de la photo médicale du médecin légiste à celle de l’artiste embellissant la mort. L’ensemble forme un courant constitutif de l’histoire de la photographie. Et pour cause : son sujet, la mort, est l’un des seuls à concerner chacun, sans exception. Qu’elle fasse peur, qu’on la rejette ou qu’on la nie, personne n’échappe jamais à la mort. Qu’on soit riche ou pauvre, il faut bien admettre qu’elle finira un jour par nous cueillir. Alors, bien que ce sujet capital soit en large partie rejeté aujourd’hui, certains photographes braquent dessus leur objectif, s’attachant si ce n’est à le faire renaître, du moins à le sauver de l’oubli.
La mort passée de mode
La photographie post-mortem prend racine au XIXe siècle, dans la foulée de l’invention du daguerréotype* [LEXIQUE : Dispositif enregistrant une image sur une plaque d’argent iodurée], procédé photographique mis au point par Louis Daguerre en 1835. À cette époque, se faire prendre en photo est un luxe que beaucoup ne peuvent s’offrir au cours de leur vie. Alors une fois la mort survenue, l’entourage du défunt franchit le pas. Par ailleurs, la mortalité infantile est très importante et il est commun de photographier les nouveaux-nés. Dans les classeurs de la collection d’Hervé Bonhert, beaucoup d’enfants en bas âge, emmaillotés dans des linceuls.
Au XIXe et au début du XXe siècle, le trépas n’a rien de tabou. “Quand la photographie apparaît, les photographes commencent tout de suite à immortaliser les grands moments de la vie. Et dans les grands moments de la vie, il y a le décès”, décrypte Philippe Baudouin, 43 ans, philosophe et maître de conférence, spécialiste des représentations de la mort. Cette tradition atteint son apogée dans les années 1880, sorte d’âge d’or où les clichés post-mortem trônaient sur les cheminées des plus beaux appartements new-yorkais, moscovites ou parisiens. C’est ainsi le 23 mai 1885 que l’un des plus célèbres portraits, celui de Victor Hugo sur son lit de mort, est capturé par Félix Nadar. « La photo se vulgarise en devenant moins technique, moins coûteuse et moins fragile. Elle devient alors accessible pour davantage de couches de la population”, poursuit le spécialiste. Les photographies post-mortem inondent les albums de famille. Sauf qu’il n’y a pas d’histoires sans bouleversement. “Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on ne veut plus voir la mort, la mode de la photographie post-mortem est révolue”, poursuit le collectionneur strasbourgeois Hervé Bohnert, en recoiffant sa longue barbe blanche.