
Le bestiaire personnel de Laurent Ballesta
Quand Laurent Ballesta, plongeur et photographe sous-marin connu pour ses expéditions d’une grande exigence physique, croise une créature qui le touche, il lui arrive d’en tirer quelques lignes. Nous publions trois de ses nouvelles, inédites avant leur parution dans Sphères, accompagnées de leur photographie.

La caresse des crevettes
Fin de l’été 2007, mes amis et moi sommes du côté de Villefranche-sur-Mer, achevant une campagne de photographies naturalistes en plongée profonde. Le dernier jour, ayant envie d’espace et de ligne droite, je décide de changer nos habitudes. Je descends donc seul à 100 mètres de fond avec un propulseur sous-marin, puis suis pendant près de 40 minutes les immenses pentes sableuses de la région.
Plongé dans la pénombre des grands fonds, je découvre un plaisir nouveau à filer sans m’arrêter systématiquement à la moindre bestiole. Alors que je longe à toute vitesse une pente de vase presque verticale, un éperon rocheux de 15 mètres de haut surgit de la pente. Surpris, je stoppe la machine au dernier moment. Au pied du colosse, le renfoncement profond du surplomb forme une grotte dont les parois semblent bouger. Je mets sous tension un brin d’éclairage et toute la cavité m’apparaît striée de rouge et blanc et ponctuée de bleu. Des milliers de crevettes cavernicoles occupent les lieux. Elles sont si nombreuses qu’elles imposent les couleurs du décor : le rouge des corps, le blanc des antennes, le bleu des œufs sous l’abdomen. Censés vivre entre 200 et 900 mètres, ces petits crustacés peuvent remonter beaucoup plus haut à la faveur de grottes obscures.
Aucune photo ce jour-là : l’eau se trouble très vite, sans doute à cause d’un coup de palme malheureux dans la vase. Riche d’une nouvelle rencontre mais pauvre de sa preuve, j’amorce la remontée de cinq heures. Pris dans le courant, je sortirai de l’eau très loin de là. Serai-je capable un jour de retrouver cet endroit et de revivre cette situation ? […]