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Simon Rossi le

Le drag ne s’habille pas qu’en Prada

À Milan, capitale italienne de la mode et de la finance, s’articule un courant underground, foutraque et punk, engagé aussi bien contre l’uniformisation du drag que pour la défense des droits LGBT+ face au gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni. Reportage.

Sous la lumière blanche des néons elle se promène, un balais à chiotte à la main. Quand elle se penche, on voit son crâne ; il est chauve. Quand elle se relève, ce sont deux énormes seins qui nous regardent : ils sont en tissus, cernés de cuir et percés aux tétons. Plus haut, il y a ce visage de gentil fantôme, avec une fausse dent cariée et des lèvres noires, boursouflées sur les côtés. La Croce, 47 ans, vérifie que tout est en place pour sa soirée hebdomadaire, le Toilet Club, en périphérie de Milan. Elle en est la drag emblématique et l’une des organisatrices.

Dans le vestiaire, son équipe est bientôt prête. Il y a des vêtements par terre, une atmosphère de confidences et une odeur de laque, mêlée à celle de la cigarette. Elles sont une demi-douzaine à performer, trois fois au cours de la soirée. L’une des drag se présente : “Qui je suis ? Je suis une beauty queen…Je suis une connasse…Je suis une merde.” Il est temps de sortir. Les néons sont éteints et le lieu s’est transformé en une vaste boîte de nuit, avec leds et jeux de lumière. La Trape et Leona Vegas, deux femmes trans, traversent l’obscurité comme deux divas en nuisette qui vont ouvrir au room-service. La Croce, qui dit n’avoir jamais regardé un seul épisode de l’émission Drag Race car elle désapprouve l’esprit de compétition, s’apprête à monter sur scène pour accueillir les premiers clients. “Mon style ? répond-elle avec son sourire ébréché. Je dirais coloré, non genré, refusant les règles du drag. Et vulgaire.

La Trape, qui officie aussi bien au Toilet Club qu’au Don’t Tell Mama.

Quelques heures plus tôt, et à quelques stations de métro de là, le centre-ville affichait son visage officiel : Milan, capitale de la mode, de la finance et des médias, avec ses hommes d’affaires élégants, avec l’élégance stérilisée de ses boutiques de luxe, avec ses vieilles dames qui sirotent un spritz en terrasse, seules et pleines d’élégance. “Il y a 15 ans, le drag milanais était uniquement lié à l’apparence, au business et au luxe, rappelle La Trape, devenue Sofia à l’état civil après sa transition de genre. Le Toilet Club est né comme alternative à ça.” “Il a été créé comme un endroit punk, anti-fashion et expérimental”, abonde Enzo Di Sciullo, publicitaire et fin connaisseur de la scène locale. Un endroit à partir duquel se développe aujourd’hui toute une scène drag qui, au nom de la satire et de l’ironie, se veut à l’avant-poste des combats politiques de la communauté LGBT+ dans l’Italie de Giorgia Meloni. 

Puzzle national

Le drag à Milan ? Lié à la mode bien sûr, ils ne peuvent pas faire autrement les pauvres”, ironise Ava Hangar, une queen sarde qui a participé à la saison 1 de Drag Race Italia. “C’est vrai qu’en Italie, encore aujourd’hui, le drag milanais est avant tout considéré comme conforme au cliché de la ville, reconnaît Enzo Di Sciullo. C’est-à-dire posh, compétitif, très sophistiqué et très beauty.”

Pour l’observer, il faut aller à La Boum, boîte de nuit tendance du milieu LGBT+, ou au Plastic, l’iconique – et intouchable – discothèque milanaise qui a vu passer Andy Warhol et David Bowie dans les années 1980. Voilà pour la première pièce du puzzle national. Car, comme beaucoup de choses dans le pays et à commencer par la langue, le drag est fragmenté en fonction des régions. “Il n’y a pas de drag italien à proprement parler, reprend Enzo. Chaque scène locale a ses spécificités. À Rome par exemple, les queens sont très liées au monde du cinéma et de la télévision, avec de grands shows spectaculaires et colorés.” “Elles s’habillent comme des Chevaliers du Zodiaque”, persifle au téléphone Enorma Jean, une drag queen qui se revendique comme typiquement milanaise en reprenant l’imaginaire de la sciura, un mot de dialecte qui désigne une dame riche, vieille, intimidante et chic. À Naples au contraire, la scène drag est très rattachée à l’histoire des femminielli, une figure du folklore napolitain, ni homme ni femme, à qui l’on a longtemps confié le tirage des numéros lors la tombola de Noël dans les quartiers populaires. À Turin, elle serait intellectuelle et théâtrale ; à Bologne, politique et populaire.

La Fay, 33 ans, sur la scène du Don't Tell Mama
La Fay, 33 ans, sur la scène du Don’t Tell Mama

Cette territorialisation du drag a néanmoins des limites. “Le drag est un phénomène qui a explosé ces dix dernières années en Italie, explique Eleonora Santamaria, doctorante en culture drag et autrice du livre Drag. Histoire d’une sous-culture (non traduit). Pendant les différents confinements dûs à la pandémie, beaucoup de “quarantine queens”, comme on les appelle, sont nées dans l’obscurité des chambres avec des jeunes qui regardaient RuPaul’s Drag Race. C’est formidable en termes d’audience et de popularité de drag. En revanche le risque, déjà visible, est celui d’une esthétique glam façon Disney qui contamine tout.” Mais c’est bien la force des identités locales italiennes qui, selon Ava Hangar, pourrait servir de rempart contre ce qu’elle appelle “une américanisation du drag”. “De la même manière, ajoute-t-elle en bonne connaisseuse, je pense qu’il est fondamental de se référer à l’histoire du drag de notre pays.”

Même brossée à gros traits, celle-ci est riche en références. “On pourrait dire qu’elle a commencé en 1972, à Sanremo, quand l’acteur Mario Mieli a manifesté en travesti devant un Congrès international de sexologie, explique Eleonora Santamaria. Les années 1970 sont ensuite à l’origine de plusieurs figures très importantes dans l’iconographie drag. Si je ne devais en citer qu’une, je dirais les Sorelle Bandiera.” Il s’agissait d’un célèbre trio comique et musical de travestis, né d’un programme télé diffusé le dimanche après-midi sur la chaîne publique Rai 2. “C’était une émission complètement avant-gardiste, poursuit Eleonora. À l’époque, les Sorelle Bandiera – qui faisaient du drag avant l’heure – sont entrées dans toutes les maisons italiennes à l’heure où cuit le ragù (ce qu’en France on appelle la “sauce bolognaise”, ndlr).”

Quelques décennies plus tard, le drag est toujours présent à la télévision via quelques célébrités. Mais ce sont désormais les années Berlusconi. Mediaset, son groupe audiovisuel, propose du divertissement commercial et racoleur. Les queens sont apolitiques et stéréotypées. “Depuis, pour beaucoup d’Italiens, la perception du drag n’a pas tellement changé, regrette La Trape. C’est celle d’un homme, perruque géante et sexualisation à l’extrême, qui se travestit en femme et fait rire un public hétéro avec des blagues sur le sexe.”

Quatre WC sans cloison

On en était là, il y a une quinzaine d’années, entre divertissement télévisuel et entre-soi glamour des boîtes de nuit à la mode. Selon Enzo Di Scuillo, Milan vivait alors la fin d’une période “punk”, expérimentale et queer sur le modèle berlinois, dans laquelle le drag était impensable, “un truc de vieux”. C’est à ce moment-là que naît le Toilet Club. D’après Erik, le mari de La Croce (Simone, en dehors du drag), l’idée était avant tout de créer “un safe space* avant l’heureoù les gens pouvaient venir danser en pyjama ou bien recouverts de paillettes sans se faire recaler à l’entrée.”

Vanessa Venus, avant le début de la scène ouverte au Don't Tell Mama
Vanessa Venus, avant le début de la scène ouverte au Don’t Tell Mama.

Le Toilet occupait alors un local minuscule non loin des navigli, ces canaux aujourd’hui pris d’assaut par des restaurants touristiques. La philosophie du club était inscrite dans sa scénographie : au sous-sol, une petite pièce qui accueillait des DJ sets en dehors de tout cadre légal, avec quatre WC posés là sans cloison, où l’on s’asseyait pour fumer ; dans la salle du haut, un mur longtemps décoré du logo Versace, mais en dessous duquel le nom de la marque de luxe était remplacé par le mot Vergogna. “Honte”, en italien..

C’était complètement second degré, se souvient Enzo. Quand une drag, enfin une proto-drag montait sur scène, toutes les autres l’insultaient, lui disaient qu’elle était moche, qu’elle devait avoir honte, che faceva cagare – qu’elle était nulle à chier. C’était une forme de satire pour éviter de se prendre au sérieux, pour démonter l’image de la drag qui est une belle et bonne femme toute propre.

[Cet article est à retrouver en intégralité dans Sphères N°17 : les drags]

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