
Les enfants du Paradis
Dans les années 1970, La Palud-sur-Verdon devient le berceau de grimpeurs mi-hippies mi-sportifs, qui vivent de peu et seulement pour le rocher. Un mode de vie rendu mythique par le légendaire Patrick Edlinger, mais qui ne résiste pas à la popularisation de l’escalade et la croissance du tourisme. Cinquante ans plus tard pourtant, Lila, Dorian, Tom et Isaïa, quatre gamins du coin, gravissent les falaises de La Palud comme les pionniers, dans le plus pur « esprit du Verdon ».

Pousser la porte d’un café, c’est parfois comprendre un village. Le Lou Cafetié, à La Palud-sur-Verdon, en dit long sur ce bourg de 323 habitants caché au sommet des Gorges du Verdon. Ici, pas de joueurs de belote qui ressuscitent Marcel Pagnol : les habitués portent des doudounes d’alpinistes, des polaires Patagonia et des chaussures de randonnée. Ils ont le teint rougi par le soleil et les mains couvertes d’ampoules. Accoudés au zinc, des Grenoblois, un groupe de Tchèques, quelques Italiens… S’ils ne parlent pas la même langue, ils partagent un même amour pour l’escalade. Depuis les années 1970, le Verdon est réputé dans le monde entier pour l’exigence et la beauté de ses voies. Dès l’arrivée des beaux jours, des milliers de passionnés débarquent chaque année à La Palud pour prendre d’assaut les murs de calcaire qui cernent le petit village.
Le Lou Cafetié, seul bistrot du coin à être ouvert toute l’année, est devenu le QG des grimpeurs. C’est dans ce bar qu’on prépare les batailles contre la falaise, qu’on célèbre les victoires contre les lois de la gravité, et qu’on noie l’amertume des défaites dans celle des bières locales. Assis en terrasse, Lila Haddad, Dorian Ferrando, Tom Clément et Isaïa Pozzoni ne font pas exception à la règle : les quatre amis débattent des parois qu’ils essayeront le lendemain. Mais à la différence de leurs compagnons de comptoir, eux viennent retrouver leur jardin d’enfants : tous ont grandi à La Palud, au pied des murailles du Verdon. « On est pratiquement nés sur ces falaises, rit Tom, 18 ans. Mon père me mettait dans un sac de hissage et m’emmenait grimper avec lui avant même que je sache marcher ! »
Ces jeunes ont été élevés dans le culte et le souvenir des climbing bums (« clochards de l’escalade »), ces passionnés mi-hippies, mi-sportifs de haut niveau, qui, dans les années 1970, vivaient à la Palud pieds nus en bas des rochers, volaient de quoi manger et dormaient dans des granges. « Pour eux, l’escalade était un mode de vie plus qu’un sport : c’était une recherche de liberté et d’adrénaline », raconte Bernard Vaucher, auteur des Fous du Verdon (éditions Paulsen, 2008). Cinquante ans plus tard, la discipline a bien changé. Entrée aux JO en 2020, elle rassemble désormais 90 000 mille licenciés et plus de deux millions de pratiquants. En se démocratisant, elle s’est aseptisée : des salles de bloc ont poussé dans toute la France – plus de 250 en 2021 –, favorisant le développement d’une pratique urbaine de l’escalade, souvent détachée de la falaise.
Mais la nouvelle génération de grimpeurs de La Palud fait de la résistance. Biberonnés à « l’esprit du Verdon », ces jeunes en sont devenus l’incarnation. Ils ne jurent que par les face-à-face avec la falaise, la communion avec la nature et le refus de se prendre trop au sérieux. Aux prises en résine et aux exploits devant les caméras, ils préfèrent le rocher vierge et les matins brumeux où l’on croise des vautours au détour d’une voie. Et s’ils se tiennent loin des circuits classiques de compétition, ils n’en sont pas moins talentueux : tous grimpent entre le 7b+ et le 8c. […]