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Lucas Bidault le

Les joyeuses de la couronne

Entretien croisé : Le Filip et Paloma

Moins d’une semaine après son sacre, Le Filip pousse la porte d’un cossu hôtel particulier du 9e arrondissement de Paris pour pénétrer dans l’agence Vu’, où a été improvisé un studio photo. Elle aperçoit Paloma, lui claque une bise drag, sans toucher les joues. Smack, smack. Invitée à rejoindre ses consoeurs, Keiona, troisième maillon de la sainte trinité des gagnantes de Drag Race France, a dû décliner en raison d’un emploi du temps trop chargé. On s’en accommodera : deux reines, c’est déjà bien.

Paloma, rousse flamboyante et première Française à porter la couronne, balance des références culturelles à la pelle, a des airs de Rossy de Palma et se décrit comme une “queen sympathique”. Sous la perruque, Hugo Bardin est un Clermontois de 33 ans, comédien et réalisateur.Le Filip, longiligne blonde chic et froide, est une reine du stand-up et du shade. Punk qui joue la conservatrice, elle a connu une scène drag underground, évoqué sans fard son addiction à l’alcool et aux drogues durant l’émission, et se décrit comme “la femme de l’Est la plus à l’ouest”. Son dragname est son prénom au civil. Filip, 29 ans, est né à Zagreb, en Croatie.

Entre éclats de rire, coups de gueule et gorgées de bières fraîches, les deux queens discutent politique et rapport au drag, mais aussi homophobie, cinéma et poids de la couronne. Cette dernière a beau être lourde de responsabilités, elles la portent avec joie.

Le Filip dans les locaux de l'agence Vu'

Comment vous êtes-vous connues ?  

Paloma : Quand j’ai rencontré Filip en 2018, elle ne savait pas qui j’étais, elle m’ignorait, d’ailleurs c’était compliqué pour mon égo. [Rires.] J’avais écrit un film sur le drag, je voulais donc voir des drag queens, et je suis allée à un show pour la voir, parce que c’était la référence. Elle parlait de caca. Tout de suite, ça m’a plu ! [Rires.]

Était-ce déjà du stand-up ? 

Le Filip : Je parlais au micro, je ne sais pas si c’était digne d’un stand-up. Je racontais mes histoires personnelles pour gagner du temps entre deux performances, et peut-être inconsciemment pour m’entraîner. 

P : Je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que cet OVNI ? » C’était tout ce que j’aime : belle, déjà à l’époque, et drôle, et punk, et drag. Pour moi, Le Filip, c’est LA drag queen.

F : Oh, merci beaucoup. What the fuck

P : Mais c’est parce que t’es politiquement incorrecte, impertinente, et pour moi c’est ça, le drag. C’est pas lisse, même si ça le devient un peu avec Drag Race. Le drag, c’est du poil à gratter. On n’est pas là pour faire plaisir. Bref, après ce show, j’ai proposé à Filip de jouer dans mon film. C’est là qu’elle m’a connue, moi. [Rires.]

Et à l’époque de votre rencontre, en 2018 donc, comment était la scène drag à Paris ? 

F : En pleine fulgurance. C’était une sorte de deuxième baby boom du drag.

Il existe de nombreuses houses de drag, des collectifs dans lesquels se regroupent des artistes drag. À quoi ressemblait la Haus of Morues, votre maison Le Filip ?

F : L’idée de base était d’être sublime mais aussi de trasher en soirée et de vivre le drag. On était un peu les moutons noirs du drag.

P : Vous aviez un statut très arty quand même, très branché. Moi, de l’extérieur, je me disais que vous étiez les Virginie Despentes et Béatrice Dalle du drag.

F : Le temps qu’on mettait à se préparer ! Parfois on commençait à 18h00 et on partait en soirée à 3h00 du matin. On débarquait, on trashait la boîte et les gens nous applaudissaient. On se disait toujours : “Qu’est-ce qu’on peut faire de plus comme connerie pour faire marrer la galerie ?”

Paloma dans les locaux de l'agence Vu'

Est-ce que vous imaginiez que Drag Race connaisse un tel succès ? 

F : Oui et non. Moi j’avais peur. Je savais qu’il y a un public pour tout en France. Pour Philippe Katerine par exemple. [Rires.] Et donc pourquoi pas un public pour le drag ? 

P : Je me suis dit que ça allait marcher dans le Marais, mais je croyais que c’était clivant. Je ne pensais pas que tous les queers, les lesbiennes et même les alliés allaient autant adhérer. Je me souviendrais toujours de la première date hors de Paris avec le spectacle Drag Race Live. Je crois que c’était à Nantes ou à Nancy. Il y avait des cordons de sécurité dans la rue, on ne pouvait pas marcher. On est passé du statut de “gens qui amusent la galerie dans les bars” à “pop stars”. Et ça, je ne l’avais pas anticipé.

Le Filip, vous venez d’être sacrée nouvelle reine du drag français. Vous êtes au même instant devenue la représentante de toute une communauté. N’est-ce pas vertigineux d’avoir une parole qui engage plus que sa seule personne ?

F : [Elle explose de rire.] Je ne sais pas ce que ça veut dire. J’essaie de ne pas y penser. Moins j’y pense, plus je suis libérée de ça. Si je n’ai rien à dire, je ne vais rien dire. Je n’ai pas la réponse à tout. Ce n’est pas parce que j’ai gagné Drag Race qu’il faut m’idéaliser. 

P : Moi, ça m’a mis une grosse pression quand même. Je me souviendrai toujours de ce que Soa [Soa de Muse, une des finalistes de la première saison, ndlr] m’a dit le jour où on a tourné la finale : “Attention, on parle plus que pour nous seules. On représente toutes les drags qui ont travaillé avant nous, toutes celles qui arrivent, et la communauté.” Elle avait raison mais je n’ai pas ressenti le poids tout de suite. Et le jour où on m’a mis cette couronne sur la tête, j’ai senti le poids. [Elle se tourne vers Le Filip.] Tu as raison de le prendre comme ça, parce que ça m’a beaucoup pesé. 

F : Tu étais la première aussi. Enfin, tu es toujours la première. Quand tout est nouveau, c’est toi qui ouvres toutes les portes et toutes les fenêtres.

P : Oui, je me suis dit que j’allais créer une espèce de norme qui, derrière, devrait être maintenue. Il y a des fois où c’était lourd. Je sais très bien pourquoi j’ai gagné : j’ai une parole qui fédère, je suis éduquée, mon drag est très classique aussi. Je ne suis pas arrivée avec un truc hyper punk qui décontenance complètement tout le monde. J’ai une image rassurante pour le grand public. Mais de fait, parce que j’ai beaucoup parlé dès le début et que j’ai pris la parole pour la communauté – qui ne m’avait rien demandé soit dit en passant -, maintenant, il y a un standard. Et à chaque fois que je fais une sortie de route ou que je dis quelque chose que je ne devrais pas dire, on me tape sur les doigts. Mais on n’est pas des élus de la République. On est des hommes avec des perruques et une couronne. 

[Cet article est à retrouver en intégralité dans Sphères N°17 : les drags]

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