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Octavie Maurel le

Les résistantes

En Ouganda, depuis qu’une loi anti-LGBT+ parmi les plus répressives au monde a été promulguée en mai 2023, les drag queens sont traquées. Certaines fuient vers le Kenya, pays frontalier, pour tenter de rejoindre la capitale Nairobi, réputée pour sa modernité. Mais les désillusions sont nombreuses.

Les rencontrer se mérite. Il faut d’abord quitter le centre de Nairobi et ses buildings, s’engager sur une voie rapide direction les suburbs (banlieues), éviter l’accident avec des bus bondés aux couleurs écarlates, siglés de “God blessings”, à travers les fenêtres desquels jaillissent des corps de passagers intrépides. Longer un bidonville aux tôles ondulées, puis ce qu’il reste d’une forêt primaire, zigzaguer entre des singes traversant la route avec une lenteur de monarques. Et quand l’on croit enfin atteindre le point de rendez-vous – une épicerie -, c’est pour laisser sa voiture au parking et continuer à pied.

Makeba, 36 ans, déboule en Crocs, tee-shirt basique, short sportif ; uniforme tout masculin, à l’exception du blanc nacré de ses ongles discrètement vernis. Elle salue d’une étreinte enveloppante. Avec deux de ses colocataires, elle a “quelques” courses à faire. Façon de parler, car dans son caddie tout est démesuré : les bidons d’huile de friture font vingt litres, les sacs de riz trente kilos. Son nom de scène, Mama Makeba, lui sied comme un gant. Cette directrice d’une association pour les droits des réfugiés transgenres au Kenya a huit bouches à nourrir. Huit migrantes aux parcours chaotiques, principalement originaires de l’Ouganda, contraintes de fuir leur pays natal pour discriminations de genre.

Au bout d’un chemin de terre, “à l’extrême extrémité” d’un quartier déjà reculé, insiste Makeba, leur maison apparaît enfin. Passé le portail, nulle habitation extérieure n’est visible, et si étonnant que cela paraisse dans cette capitale de quatre millions d’habitants, pas l’ombre d’une âme humaine. Seul un parapet surplombé de barbelés masque un précipice, une rivière agitée, puis une muraille d’arbres. L’emplacement ne doit rien au hasard.

Miss Two, drag queen, dans la safe house de Vanilla
Miss Two, drag queen, dans la safe house de Vanilla.

À Nairobi, quand on pratique le drag, mieux vaut vivre à l’abri des regards. Les enceintes du salon crachent Calm down, le succès planétaire de l’artiste nigérian Rema. Makeba fait le tour du propriétaire avec entrain, esquissant ça et là un pas de danse. Elle marque l’arrêt devant une porte jaune citron. La lumière peine à percer l’antre de cette chambre-tanière que quatre corps paresseux se partagent faute de place. D’épais murs de pierre et une unique fenêtre tiennent à distance un soleil écrasant. Makeba pose délicatement sur son lit un camaïeu de perruques, de la blonde bouclée à la brune lisse, en passant par le carré jaune fluo, la préférée de son compagnon Zesiro, 25 ans.

Assis tout près d’elle, il l’observe, fier et attendri. Mama Makeba prend forme à mesure du rose déposé sur ses joues, du rouge sur ses lèvres. “C’est comme ça que je la préfère, et c’est seulement à la maison que je peux en profiter. Contrairement à Kampala [la capitale de l’Ouganda, ndlr], ici à Nairobi, on pourrait prendre le risque de se tenir la main dans la rue. Mais pas si elle porte du maquillage”, explique-t-il. Les deux se sont rencontrés en Ouganda, à une époque où les associations LGBT+ avaient encore un maigre droit de cité. Où Makeba pouvait vivre de ses performances de drag queen devant quelques rares initiés.

Aujourd’hui, ses seuls spectateurs sont ses sept sœurs d’infortune, leurs mots tendres ses seuls encouragements. “Tu es superbe” dit Zesiro, alors qu’elle peine à enfiler sa robe à sequins. “Je suis peut-être enceinte !” plaisante-t-elle, déjà dans le rôle de Mama Makeba. Un éclat de rire général tintinnabule contre les murs de cette maison meublée modestement qu’elles appellent refuge, où l’art du drag continue de se pratiquer librement. Tant qu’il y reste enfermé.

Interminable chasse aux sorcières

Ce qu’ils font est terrible, dégoûtant ! J’aurais été prêt à l’ignorer s’il y avait eu des preuves qu’ils sont nés comme ça, anormaux. Or, il n’y a pas de preuves.” Lorsque le président ougandais Yoweri Museveni lance cette violente diatribe envers les personnes homosexuelles en 2014, il n’en est pas à son coup d’essai. Une chasse aux sorcières est orchestrée depuis des années dans ce petit pays d’Afrique de l’Est.

Vanilla, dans sa chambre à Nairobi.

En avril 2024, les autorités franchissent un nouveau palier quand la Cour constitutionnelle confirme une loi anti-homosexualité jugée parmi les plus répressives au monde. L“homosexualité aggravée” – dénomination répondant à des critères arbitraires qui sanctionne par exemple les relations sexuelles avec une personne du même genre infectée par le VIH – devient passible de peine de mort. Tandis que ceux qui font la “promotion de l’homosexualité” encourent vingt ans de prison.

La mesure est aussitôt décriée bruyamment par les organisations de défense des droits humains et dénoncée par la communauté internationale. Mais le président ougandais assume, droit dans ses bottes, au risque d’être écarté des prêts de la Banque mondiale, ou de s’exposer aux sanctions américaines. Dans la foulée, Washington restreint les visas des responsables politiques ougandais qui appliquent cette loi. Mais rien n’arrête le président Museveni dans sa croisade fielleuse.

[Cet article est à retrouver en intégralité dans Sphères N°17 : les drags]

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