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César Marchal le

Mutins d’eau douce

En Angleterre, rares sont les cours d’eau où l’on peut nager sans entraves. De nombreuses associations réclament donc au gouvernement de remédier à la situation, notamment par l’instauration d’un right to swim, un “droit à la nage”. Sphères est parti plonger avec quelques nageurs militants, au sud-ouest du pays, dans un réservoir du Somerset ainsi que dans le Dart. Un fleuve dans lequel nager est parfois autorisé. Et parfois non.

Texte : Thomas Andrei
Photographies : Chris Hoare

L’eau d’un fleuve n’a pas vraiment de couleur. Elle opère tel un miroir, amalgame de ce qui la surplombe et de ce qu’elle recouvre. À l’aube de l’été, cette portion du Dart change à chaque instant, se colorant au gré des chênes et des saules plantés sur ses flancs. Le passage d’une grappe de nuages blancs renforce la domination du vert. Quand ils s’en vont, c’est le doré qui prend le dessus. « Je nage en rivière depuis ma naissance, narre l’activiste Ruth Webb, crapahutant sur les bords du fleuve à la recherche d’un coin propice où casser le miroir. Je pourrais nager en piscine, mais ce n’est pas pareil. Dans une piscine, déjà, il n’y a pas de son. Enfin, presque. »

Poursuivant sa marche à travers ces bois situés à l’entrée orientale du parc national du Dartmoor, Webb imite un cri d’enfant, un plongeon, puis une nage automatisée, mimée avec un air sérieux. « Ici, tu entends le bruissement des arbres, dit-elle ensuite en souriant, son ample jupe rouge dansant au rythme de ses pas. Dans une piscine, tu entres dans une eau chaude qui sent les produits chimiques. Alors que l’eau d’un fleuve a des propriétés qui lui sont propres. Dans le Dart, il y a beaucoup de limon, par exemple. Ça rend ta peau toute douce. » Derrière Webb, en short kaki, marche Brigid Liddle, une nageuse longue distance qui, en 2022, lançait LEOA, sa propre marque de maillots de bain, fabriqués à base de filets de pêche et bouteilles en plastique trouvées dans la mer. « Et puis dans une piscine, il n’y a pas de courants, glisse-t-elle. Ici, tu peux suivre le courant, l’utiliser. Tu dois faire des choix. C’est une petite aventure. »

Trois minutes plus tard, Webb et Liddle jettent leurs vêtements tachetés de sueur sur la roche chaude, puis s’enfoncent dans l’onde. La température oscille, selon elles, entre 15 et 16°C. Après d’amples mouvements de brasse, elles parviennent aux rochers qui émergent au milieu du fleuve. « C’est merveilleux, n’est-ce pas ? Nager me permet de me recentrer, partage Webb. D’en finir avec une mauvaise journée, d’en célébrer une bonne. Si je ne peux pas nager, je suis déboussolée. » Au retour du banc de pierres, le courant est plus fort. Une nageuse peu expérimentée pourrait paniquer. « C’est bien de tester sa force », lâche Liddle, tirant sur ses bras plus rapidement avant de se hisser sur la terre ferme. Les deux jeunes femmes émettent un petit son de contentement, puis ferment les yeux pour sécher au soleil. Au loin, explose le rire d’une fillette, qu’on imagine surprise par l’eau froide. Puis ceux d’adolescents, excités d’entamer ce qui restera sûrement comme un des étés les plus mémorables de leurs vies. Au bout d’un moment, Ruth Webb brise le silence : « Ce qui est fou, c’est qu’on n’a probablement pas le droit d’être là. » 

Droits de propriété

En Angleterre, la nature est parcellée, divisée entre grands propriétaires terriens. Rares sont les chemins que l’on arpente sans tomber sur un panneau hurlant « PROPRIÉTÉ PRIVÉE » en lettres rouges. En 2025, 30% des terres sont encore détenues par d’influentes familles qui se transmettent leurs colossaux domaines depuis le règne de Guillaume le Conquérant. D’autres, ont vendu à de nouveaux riches. Le tronçon du Dart où vient de nager Ruth Webb, par exemple, fait partie d’un domaine nommé Spitchwick. Depuis 1934, ce coin de nature de 1 611 hectares relève du giron de la famille Simpson, dont personne ne sait grand-chose dans la région. « La plupart du temps, quand tu plonges dans l’eau, le terrain autour appartient à quelqu’un, explique Webb. Cette personne est propriétaire des berges, mais aussi du lit de la rivière. Par extension, elle peut dire que l’eau lui appartient aussi. Mais la loi n’est pas claire ! Quoi qu’il en soit, comme il y a peu de terres communales dans ce pays, on dépend du bon vouloir des propriétaires. »

© Chris Hoare
© Chris Hoare

Enfant, Brigid Liddle nageait souvent avec ses copines à Spitchwick Common, où l’on plonge dans le Dart depuis une ample zone couverte de pelouse. Elle y a passé de nombreux anniversaires, à jouer dans l’eau pendant des heures, entre deux tranches de gâteau. Cela n’a pas empêché la famille Simpson de faire planter, à l’été 2023, des écriteaux décrétant soudainement que la nage y était désormais interdite, au même titre que le camping sauvage et les barbecues. En réaction, une quarantaine de manifestants bravait l’interdiction, réclamant l’instauration d’un « droit de nager » et d’un « droit de vagabonder » en sautant dans l’eau à l’unisson. C’était le 10 septembre 2023. Ruth Webb était là. « Des gens nagent à Spitchwick Common depuis des générations, commente-t-elle. Nous sommes donc venus avec notre bannière pour mettre le grand public au courant de cette interdiction. C’était une manifestation pacifique et joyeuse, suivie d’un pique-nique. L’accès à l’eau peut être révoqué trop facilement. Voilà pourquoi on réclame un véritable droit à la nage. Pas seulement pour quelques privilégiés, mais pour tout le monde. »

La suite de cet article est à découvrir dans Sphères N°21 : les nageurs

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Collection Sphères
Les nageurs
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