
À portée de voile
Pour rendre la navigation accessible à tous les publics, le club de voile de Choisy-le-Roi propose à ses jeunes adhérents une inscription annuelle modique, et s’attache à embarquer en son sein des jeunes marginalisés et des personnes handicapées.

La chevelure bouclée de Sami disparaît sous sa voile, bien trop grande pour ses bras trop courts. Le bonhomme de huit ans, haut comme trois pommes et plein d’entrain, peine à la transporter jusqu’à son Optimist blanc. Adame vole à son secours, attrape un angle du volumineux fardeau, puis accompagne son pote jusqu’à l’embarcation. Lui a onze ans, c’est presque un grand. Avec Noé, dix ans, qui traîne des pieds un peu plus loin, les deux garçons partent dans quelques minutes pour une après-midi de navigation. Leur surface d’entraînement est un lac artificiel situé au pied de la station Créteil Pompadour, desservie par le RER D. Moyennant une inscription annuelle de deux cents euros au club nautique de Choisy-le-Roi, ces enfants du Val-de-Marne issus de milieu modeste peuvent pratiquer la voile une fois par semaine, peu importe la saison.
Ce mercredi de début mars, par chance, il ne fait ni froid ni mauvais. Sous un soleil timide, voilé par des nuages gris, les trois gamins fixent leur mât, installent leur gouvernail et enfilent leur gilet de sauvetage. Avant de partir sur l’eau, Jordane Monin leur réserve un petit briefing. Plantés devant un tableau en ardoise mesurant deux fois leur taille, ils regardent bouche bée les dessins au feutre du moniteur de vingt-huit ans. Gare aux questions pièges : « Si le vent vient de cette direction, le bateau, il navigue comment ? » Hésitation générale. « Il navigue au près* ? », tente Sami, fébrile, de sa voix aiguë. Bonne réponse. Le cours se poursuit. Devant le bâtiment au toit en tôle, qui sert à la fois de bureau et d’entrepôt au club, les parents échangent quelques mots avant de repartir.

« Mon fils a toujours été fasciné par les bateaux, les pirates, les trésors, explique Fouchane Fodil, le père d’Adame. La voile, c’était une évidence pour lui. Il est arrivé ici il y a deux ans, et naviguer l’a rendu responsable et débrouillard. À la maison, par exemple, il range de lui-même après avoir dîné. Tout ça, ce n’est possible que grâce aux aides du club. Sans elles, je ne pourrais pas payer tous les frais. » Fouchane a quarante-huit ans et est chauffeur VTC. Le coût de l’inscription, pourtant modique au regard d’autres structures similaires, est déjà un effort considérable pour lui. Alors, pour lui permettre de naviguer, le club fournit gratuitement à son fils l’équipement nécessaire. Et quand Adame participe à des régates au Havre, organisées certains week-ends, le club prend en charge ses déplacements, sa chambre d’hôtel et ses repas. «Sa sœur cadette, elle, veut faire du cheval, reprend Fouchane avant d’éclater de rire. Je lui ai dit : « Mais c’est pas possible, vous choisissez tous des sports de riches ! » »
La mère de Noé aussi estime l’inscription « un peu chère », mais largement compensée par « tout l’équipement donné ». Plus que tout, Bin Yuan est reconnaissante au club de rester ouvert toute l’année, même en hiver : « C’est pratique pour les parents, et aller dans l’eau même quand elle est froide, ça forme les enfants, ça les endurcit, croit-elle. Et ça, c’est top ! Noé a toujours un peu la flemme quand il débute un cours, mais il en sort à chaque fois plus énergique ! » La quadragénaire se réjouit aussi d’un prochain stage de voile d’une semaine à Quiberon, dans le Morbihan, auquel le club propose de participer gratuitement. Comme les autres parents, elle y a inscrit son rejeton. L’occasion pour eux d’y découvrir, enfin, la navigation sur l’océan.

Bénévole à plein temps
Premier exercice sur le plan d’eau : aller jusqu’à une bouée jaune, en faire le tour puis revenir. Adame arrive premier à l’objectif, suivi de près par Noé, de moins près par Sami, qui se perd parfois dans la contemplation du sillage que laisse sa main dans l’eau. Embarquée sur un zodiac orange, Florence Paulin suit de près les circonvolutions des enfants. Coupe courte, pommettes saillantes et cheveux grisonnants, l’infatigable Parisienne de quarante-sept ans a intégré le club en 2009 et en est devenue présidente en 2016. « Quand je suis arrivée, il n’y avait plus de moniteur de voile, du coup les gens désertaient le club, se souvient-elle. Cette année, on en a deux. Heureusement, parce qu’après le dernier confinement, dix personnes se sont inscrites au mois de janvier, en plein hiver, pour commencer à naviguer ! »
En moyenne, Florence Paulin travaille une trentaine d’heures par semaine ici, se rendant sur place les week-ends. Pourtant, jusqu’à l’année dernière, elle était entièrement bénévole. Aujourd’hui, elle est salariée trois jours par semaine. Son « vrai » métier, celui qui lui permet de manger, c’est restauratrice de films. Enfin, c’était. Sa boîte lui a montré la porte lors de la dernière vague de licenciement économique. Depuis, elle est monteur-étalonneur indépendante. Mais elle continue d’œuvrer pour le club de Choisy, chassant et redistribuant les diverses subventions pour en faire bénéficier ses adhérents. « Le stage à Quiberon, par exemple, est financé par la Ligue de voile d’Île-de-France et par la Fédération française de voile, détaille-t-elle. Quant à l’équipement et les bateaux des enfants, il est pris en charge par des aides de la ville, de la région et du Comité départemental de voile du Val-de-Marne (CDV 94). C’est grâce à ces structures qu’Adame a un Optimist performant, une voile de régate, et qu’il peut se rendre au Havre pour des compétitions. »

C’est encore grâce au CDV 94, qui emploie des moniteurs, que le club de Choisy profite des services de deux d’entre eux. Jordane Monin, ainsi, donne des cours de voile à tous les âges et les niveaux. C’est lui qui est chargé des gamins cet après-midi. Il les suit depuis un autre zodiac et s’amuse à leur tourner autour pour former des vagues. Aujourd’hui, il n’y a pas la moindre brise, on n’avance pas, alors on trouve des moyens de se divertir autrement. « Il y a des gâteaux au bureau quand vous arriverez ! », crie Florence Paulin, amusée devant l’immobilité des enfants. « Ah, là, tu m’as remotivé ! », lui rétorque Adame, soudain réveillé. Elle nous glisse alors, plus bas : « C’est sûr, ceux-là, on n’en fera pas des skippers champions. Mais au moins ils s’éclatent. Et on leur donne le goût de la navigation. »
Mission intégration
Depuis qu’une subvention de la région a permis au CDV 94 de s’équiper de six bateaux adaptés aux handicapés, le club de Choisy peut les utiliser pour ses cours. Creusant son projet d’accessibilité, Florence Paulin a aussi commencé à recevoir des stagiaires issus de Sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), « histoire de leur montrer qu’il y a d’autres métiers que cariste, dit-elle. Mais on aimerait aussi accueillir des jeunes plus tôt, ce serait mieux pour leur faire apprécier la mer. Globalement, l’idée de ce club, c’est que qui que tu sois, si tu es tenté par la voile, on va faire en sorte que tu puisses en faire. »


Son dernier combat en date s’appelle La mer est à vous. Lancé l’année dernière par la Fédération française de voile, ce dispositif vise à accueillir des jeunes marginalisés pour les « acculturer au milieu maritime » et leur faire retrouver la voie de l’emploi. Le club de Choisy s’est engagé à en accueillir dix sur trois ans. Mais force est de constater qu’ils ne sont pas souvent là. Ce mercredi, deux seulement sont présents. Ils ont la vingtaine, ne sont pas franchement hyperactifs, ni super motivés. Après avoir traîné un moment devant le bureau, ils annoncent à Florence qu’ils ne comptent pas venir naviguer samedi, invoquant une raison impérieuse : le manque d’envie. C’est pourtant un de leurs jours de travail. La présidente aura beau hausser le ton, avertir qu’ils jouent avec leur avenir, ils ne reviendront pas sur leur décision. Pas toujours facile, l’intégration.
Quand le cours approche de sa fin, Jordane, pour laisser les gamins souffler, leur laisse une demi-heure de liberté. Ils s’abordent l’un l’autre, ôtent leur gouvernail, jouent aux pirates, manquent tomber à la flotte… Les minutes s’égrènent, mais l’infernal trio ne se rapprochent pas du ponton de départ. « Vous n’oubliez pas que le but, c’est quand même de rentrer hein ? », questionne le moniteur. « Cinq minutes encore ! », crie Sami avant de demander s’il a le droit de piquer une tête. Sa mère, Céline, nous avait prévenus : « Depuis qu’il a commencé la voile, il est à fond. Le plus dur, c’est de le laisser au sec ! » En voilà un, au moins, que l’eau a conquis.
César Marchal