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Lucas Bidault le

La première rave party

En 1518, des milliers de Strasbourgeois, comme pris d’une incontrôlable folie, enchaînent sans pause et pendant des semaines les rondes, farandoles et autres tresques [danse médiévale en chaîne du XIVe siècle pouvant être accompagnée de musique et de chants, ndlr]. Une épidémie dansante s’empare de la ville et cause la mort de plus de deux milles personnes, terrassées par l’épuisement.

Il est midi quand Frau Troffea, son nourrisson dans les bras, quitte son domicile strasbourgeois de la rue Jeu-des-Enfants. À pied, elle se rend, hagarde, sur la passerelle la plus proche, et jette soudainement son bébé dans la rivière – n’ayant plus de lait, elle ne peut plus le nourrir. Sur le chemin du retour, la jeune femme en état de choc est prise d’une irrépressible envie de danser. Au milieu de la rue, ses pieds chaussés de sabots s’agitent et frappent le sol. Frau Troffea bouge frénétiquement, renverse la tête, remue les jambes et enchaîne les cabrioles. Les habitants, d’abord interloqués par ce spectacle improvisé, la rejoignent l’un après l’autre dans sa triste transe. Au bout d’une semaine, ils sont plusieurs dizaines à se trémousser. Au bout d’un mois, ils sont plusieurs centaines de danseurs fous, insensibles à la douleur causée par leurs pieds en sang, impuissants devant leurs guiboles gigotant sans cesse et incapables de se nourrir.

Cet épisode, plus tard appelé «manie dansante”, est attesté historiquement à Strasbourg en 1518. Peu connu en France, il a pourtant fait grand bruit à l’époque médiévale et donné naissance à de nombreux témoignages dans lesquels pouvoirs locaux et médecins s’alarment de ce phénomène inexplicable à la limite du satanisme. « Même William Shakespeare a écrit sur l’épidémie de Strasbourg et parlé de “dancing plague” [ndlr : peste dansante] », raconte Jean Teulé au micro de France Culture. L’écrivain français a dédié l’un de ses derniers romans, Entrez dans la danse (2018), à cet événement peu commun. « C’est la première rave party au monde, s’amuse-t-il. La plus grande, la plus dingue et la plus mortelle ! »

Épileptiques marchant vers la gauche, in Le pélerinage des épileptiques à Molenbeek-Saint-Jean, 1642, estampe par Hendrik Hondius, d'après Pieter Bruegel l'Ancien.
Épileptiques marchant vers la gauche, in Le pélerinage des épileptiques à Molenbeek-Saint-Jean, 1642, estampe par Hendrik Hondius, d’après Pieter Bruegel l’Ancien

« Une danse de désespérance »

Dès l’apparition des premiers danseurs fous, le clergé classe l’événement aussi durement que simplement : il s’agit là d’une punition divine. Les médecins, eux, pensent d’abord à la cause naturelle et évoquent la possibilité d’une crise d’ergotisme, cette affection qui donne au malade l’impression d’être dévoré par d’intenses brûlures. Seulement, l’ergotisme ne permet pas la réalisation de chorégraphies. Alors, on pense à une fièvre. Les pouvoirs locaux décident donc d’encourager à encore plus de danse, pensant que si les pauvres danseurs se mettent à suer, ils l’élimineront. Le conseil de la ville réquisitionne des espaces, crée une scène en bois et demande aux musiciens de jouer nuit et jour sans ralentir le tempo.

John Waller, historien de la médecine et spécialiste de cet événement, explique dans son ouvrage Les danseurs fous de Strasbourg, une épidémie de transe collective (2016, éd. La Nuée Bleue) que cette démence partagée est le résultat d’une psychose générale induite par le désespoir, dans une région gravement marquée par la famine et les épidémies. « C’était une danse de désespérance, corrobore Jean Teulé. Les gens n’avaient plus rien. On sait qu’une femme y est allée en disant : “On n’a plus rien, allez on danse !” » D’autres cas d’épidémies dansantes dans la même région ont été signalés au cours de l’époque médiévale. Mais celle de Strasbourg fut l’une des mieux documentées et des plus mortelles. Victimes d’épuisement, d’AVC ou d’arrêt cardiaque, près de deux mille danseurs périrent de cette danse macabre.

Lucas Bidault

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Collection Sphères
Les danseurs
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