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César Marchal le

Le tatouage se mêle de performance

Depuis quelque temps, la performance artistique se mêle au tatouage, créant un mouvement où, plus que l’aspect final du dessin, importe l’expérience de sa réception. Un concept qui n’est pas toujours du goût des tatoueurs « traditionnels », adeptes d’une pratique plus encadrée.

Marianne Dubois et Rémy Yombo se sont croisés deux fois en soirée, ont échangé quelques mots en coups de vent, tout juste peut-on dire qu’ils se connaissent. Ce 6 juin écrasé de chaleur pourtant, l’étudiante en master sur la transition écologique dans la mode et l’assistant styliste, tous deux âgés de vingt-trois ans, s’uniront par le tatouage. Pas dans le sens matrimonial du terme, non, ils vont plutôt graver dans leur peau une triple rencontre orchestrée par Monty Richthofen. Invité un week-end à Paris dans le cadre de l’exposition Fête permanente, mise en place à l’Espace Voltaire par Luisa Schlotterbeck, le Munichois de vingt-six ans, plus connu sous son pseudonyme Maison Hefner, proposait une expérience pas banale : deux volontaires choisis discuteraient avec lui un après-midi, afin qu’il tatoue ensuite sur leurs corps deux phrases tirées de sa réflexion et inspirées par ce long entretien.

Marianne et Rémy se sont inscrits. Ils ont été tirés au sort. Jusqu’à ce que le dermographe ait fini d’aiguillonner leurs épidermes, ils ignoraient les mots encrés sur leurs dos. La chose peut sembler déraisonnable au regard de son caractère irréversible, mais de plus en plus de tatoueurs se tournent vers la performance artistique. Un courant plutôt récent qui ne plaît pas toujours à leurs pairs et où, plus que l’aspect final du tatouage, importe sa réception.

© Lorraine Hellwig

Marianne a fondu en larmes quand Rémy lui a lu les mots inscrits par Monty d’une écriture tremblante sur son dos. « Timeless gardens, silent thoughts » (« Jardins intemporels, pensées muettes », en français). « De la quinzaine de tatouages que j’ai, c’est celui-ci qui a le plus de sens, qui est le plus chargé en émotions, affirme l’étudiante parisienne. Il fait écho à notre conversation. On a beaucoup parlé de mon futur, de mon désir d’être entourée de nature et du fait que ma communication avec les autres était toujours très pensée, réfléchie. » Pendant la discussion, Monty Richthofen pose des questions intimes aux participants, évoquant leurs plus grandes peurs, leurs désirs enfouis… « J’ai eu la sensation de faire une thérapie, on parle pendant trois heures qui passent en trente minutes, reprend Marianne. À la fin, j’étais exténuée ! On atteint une profondeur qu’on n’approche jamais avec d’autres personnes. »

Lorsqu’on demande à Rémy Yombo ce qu’il a tatoué dans le dos, il hésite, fouille dans sa mémoire, mais finit par dire après quelques balbutiements : « Yesterday’s thoughts washed away by a warm rain » (« Une pluie chaude emporte les pensées d’hier », en français). Comme Marianne, il trouve que les mots de Monty ont fait mouche, mais, plus réservé, il ne livrera pas pourquoi. En tout cas, il n’a aucun regret. « Je trouve que c’est une expérience qui a beaucoup à voir avec la confiance, analyse-t-il. Confiance en soi, confiance en Monty, et confiance en cette personne inconnue à laquelle on s’ouvre. Parce que chacun s’est rendu vulnérable aux autres durant la discussion, j’ai pu dire des choses que je n’avais jamais révélées à personne. C’est une expérience suffisante pour être gravée dans la peau. »

Le droit à l’erreur

En 2015, en parallèle de ses études d’art, Monty Richthofen se met sérieusement au tatouage puis réalise sa première performance le 1er février 2017. Une expérience semblable à celle décrite plus haut, mais avec un seul volontaire. À l’époque, travaillant déjà sur le texte tatoué, il comprend vite que le cœur de ses performances sera la conversation avec les futurs tatoués. Dès lors, hors de question pour lui d’échanger des banalités. « Nos interactions humaines ne se limitent pas à commenter la météo, pose-t-il de sa voix calme, toujours égale. Avec cette expérience, j’essaie de créer un environnement sécurisant dans lequel on puisse parler de tout. C’est ce que j’appelle une conversation consciente. » Idéalement, il aimerait que les participants répliquent leur ouverture durant l’expérience à leurs rencontres du quotidien. « Je voudrais qu’ils incarnent à nouveau cette vulnérabilité, précise-t-il, qu’on puisse naturellement se demander l’un l’autre : qu’est-ce que tu n’aimes pas ? Qu’est-ce qui te gêne ? Quelles sont tes peurs ? Je sais bien que c’est un peu utopique, mais si mon travail peut contribuer à changer leur approche des inconnus, tant mieux. »

© Lorraine Hellwig

Monty Richthofen a une conception moderne du tatouage. Il reconnaît sa puissance, sa portée, l’engagement qu’il représente, mais sa permanence, son caractère indélébile ne le tétanisent pas. L’unique phrase de présentation de son profil Instagram résume bien sa vision : « Recordman du monde 2021 de fautes d’orthographe tatouées.» « L’erreur est la clef du progrès, expose-t-il. La perfection nous est imposée par la société moderne, qui dicte ce que l’on doit être, à quoi l’on doit ressembler, comment l’on doit tatouer. Mais c’est bizarre de ne pas vouloir faire d’erreur sur notre corps, ça ne correspond pas à notre humanité ! »  À ce sujet, son épiderme couvert de dessins et mots raturés atteste de son honnêteté. « Bien sûr, je préfère avoir un tatouage bien orthographié, mais s’il comprend une faute, ce n’est pas la fin du monde !, reprend-il. Et puis on peut jouer avec ces erreurs : barrer, réécrire, compléter… »

Difficile de dire combien de personnes partagent la mentalité de Monty, les études sur le tatouage performatif étant encore à produire. La manageuse de tatoueurs et spécialiste du tatouage contemporain Morgan English est toutefois convaincue que la pratique prend de l’ampleur : « La performance dans le tatouage a existé dans de nombreuses cultures indigènes à travers l’histoire, mais on observe un intérêt nouveau pour elle en Occident, explique-t-elle. Mo Ganji, un tatoueur berlinois, a encré une seule et même ligne sur des douzaines de corps. Servadio, lui, a réalisé des performances mêlant tatouage, acupuncture, son et vidéo… Et il y en a beaucoup d’autres ! »

Selon l’Américaine, le fait que les performances impliquant le tatouage soient de plus en plus en présentes dans les musées est un bon indicateur de leur popularité. Ainsi, la Galerie William Morris de Londres a invité en 2020 Daniel The Gardener pour qu’il encre, sur le corps d’une volontaire et devant les visiteurs, des motifs floraux inspirés par ceux réalisés sur papiers peints par le designer textile William Morris au XIXe siècle. Dans la même veine, le New York Museum a accueilli le travail d’Amanda Wachob, qui tirait de ses tatouages aux allures d’aquarelles des peintures numériques, recréées à partir de la source d’alimentation de sa machine à tatouer. « Je pense que cette vague va continuer à croître, reprend Morgan English. Notamment grâce aux réseaux sociaux, qui facilitent l’accès du public à ce genre de performances et qui permettent aux tatoueurs des petites villes ou des campagnes de capter l’attention de grosses institutions culturelles. »

Canne à peau

En France, le mouvement n’est peut-être pas aussi avancé qu’outre-Atlantique, mais Gino va déjà loin dans l’abstraction. Au sein de Kondé Sans Dents – on appréciera le jeu de mots –, un duo de tatoueurs cofondé avec Lucien, son camarade de classe des Beaux-arts d’Angers, il se livre à de fantasques expériences. Deux exemples : un jour qu’ils sont d’humeur musicale, les deux compères, vingt-deux et vingt-trois ans, vont trouver un groupe de punk.

© Lorraine Hellwig

Ils scotchent un dermographe au manche de la basse, un autre au manche de la guitare, et relient leurs boutons d’allumage aux pédales de la batterie. Un volontaire a bien voulu coller sa cuisse nue aux instruments le temps d’une répétition. Un autre jour, d’humeur marine cette fois, Gino et Lucien s’installent sur la côte marseillaise et attachent leur dermographe à une canne à pêche. Quand passe quelques mètres plus bas leur consentante cobaye, voguant tranquillement sur un matelas gonflable, ils jouent du moulinet pour encrer son dos.

On est loin de l’ombrage léché, des finitions interminables ou du motif hautement symbolique. « C’est une démarche de recherche artistique, explique Gino. On essaye de trouver une autre façon de faire les choses. » Sauf que la toile est vivante, le dessin permanent et la cicatrisation hasardeuse. « L’aléatoire de la cicatrisation fait partie de l’expérience, reprend Gino. Parce qu’on pique parfois trop profond, parfois pas assez et parfois pile à la bonne distance, certains traits deviennent plus ou moins gris avec le temps. Cette évolution est intéressante. »

Il n’empêche, le Syndicat national des artistes tatoueurs (SNAT) voit d’un mauvais œil ces énergumènes sapant l’image du tatoueur responsable, qu’il tente depuis longtemps de mettre sur pied. Et dans l’espace commentaire du documentaire Ignorant : l’art brut du tatouage (2020), réalisé par Arte Tracks et publié sur YouTube, nombreux sont ceux qui s’offusquent de leur pratique. « C’est juste une honte, à plus d’un titre, critique un internaute. Premièrement, je pense que c’est laid à crever et d’une débilité profonde ; on verra ce qu’ils penseront de leurs soi-disant « tatouages » dans quelques années. Ensuite, éthiquement, c’est plus que discutable. Et pour finir, c’est assez dangereux, l’hygiène est déplorable. » Un autre, plus laconique, balance : « Une insulte au métier de tatoueur. » Ces reproches n’émeuvent pas tant les deux rebelles de l’aiguille. « Certains membres de ma famille ne me parlent plus parce qu’ils croient que je dénigre le tatouage classique, lâche Gino, fataliste. Alors que pas du tout ! Lucien et moi on en fait à côté d’ailleurs. Et nous ne réalisons nos performances que gratuitement et avec des personnes consentantes. » Selon les deux compères, le tatouage serait devenu, sous l’influence du SNAT, « hygiéniste » et « figé » depuis quelques années. Ils voudraient l’extirper de sa supposée sclérose : « Nous, on recherche une évolution par l’encre, explique Gino. Ça fait des années que le dermographe existe, maintenant, il faut s’amuser avec ! »

© Lorraine Hellwig

« Je recherche la viralité »

S’amuser avec le dermographe, Rixard Lechon en a fait une maxime. L’Espagnol de trente-deux ans, qui vit à Amsterdam où il possède un petit studio, tatoue en greffant son outil de travail à l’archet d’un violoncelle, à un robot aspirateur, à un drone ou encore à un transpalette électrique. Dans le passé, Rixard Tattoo – son nom d’artiste – a aussi encré le crâne d’un homme en tenant son dermographe entre ses orteils, ou encore l’épaule d’une femme tout en roulant à vélo à ses côtés. « Quand j’ai découvert que l’on pouvait tatouer sans câble, avec des dermographes portables, un monde s’est ouvert à moi, expose-t-il. J’ai pu piquer n’importe où avec des objets stupides, parfaitement inadaptés ! Je recherche la nouveauté, mon art joue sur l’humour, il est postmoderne, un peu dadaïste. » Comme les œuvres de Kondé Sans Dents, le motif final et la cicatrisation sont aléatoires. Et comme Kondé Sans Dents, Rixard est la cible de commentaires virulents, qui critiquent son manque d’hygiène, d’éthique et de professionnalisme. Lui assure ne tatouer que des volontaires et ne se sentir coupable de rien : « Ceux qui me font ces reproches sont souvent des tatoueurs travaillant dans des salons classiques, ou des tatoueurs super mauvais, assure l’Espagnol. Moi, je les trouve ignorants. Ils ne connaissent rien à l’art mais sont persuadés de réaliser des choses plus belles que les miennes. Ils se trompent. Je trouve mes tatouages beaux et plus intéressants que leurs motifs qu’on voit répliqués partout : une rose, des caractères chinois, le signe infini… »

Quand il commence à tatouer professionnellement en 2017, Rixard Lechon est beaucoup influencé par Fuzi. Ce graffeur et tatoueur parisien est devenu célèbre dans les années 1990 et 2000 pour sa tendance à tatouer dans des endroits improbables et pour son Ignorant style, un style faussement naïf qui fait la part belle aux dessins minimalistes. Comme Fuzi vingt ans plus tôt, l’Espagnol cultive un côté provocateur bien calculé. « Je recherche la viralité, lance-t-il sans ambiguïté. Dans le passé, j’ai travaillé comme gérant des réseaux sociaux d’une entreprise, je sais comment m’y prendre. Mine de rien, c’est beaucoup de travail : il faut trouver de nouvelles idées de performances, préparer le matériel nécessaire à filmer, puis éditer, extraire les bonnes images, publier… Sur les réseaux sociaux, une performance d’une heure est résumée en vingt secondes. » Sa stratégie semble fonctionner. Sur Instagram, son compte a dépassé en août les trente mille abonnés.

César Marchal

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