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César Marchal le

Planète Cosplay

La convention Japan Expo rassemblait cette année plus de 200 000 visiteurs, dont de nombreux cosplayers, du plus complet amateur au professionnel le plus chevronné. Immersion dans un espace à la croisée des mondes.

Jamais le RER B n’a connu débarquement si guilleret. Ce 11 juillet, quand le train arrive au Parc des Expositions de Villepinte, à trente minutes de Paris, une foule hétéroclite se rue sur le chemin fléché « Japan Expo ». Pikachu devance Sangoku, qui précède Spider-Man, derrière lequel se pressent une flopée de sorcières, robots, monstres et ninjas mêlés à des jeans et tee-shirts classiques, bien moins marrants. Spectacle absurde et gentiment comique : des elfes, des orcs, des démons, des anges, des samouraïs, des chevaliers, des jedi et même des koopa troopa, les petites tortues-soldats sous les ordres de Bowser, kidnappeur multirécidiviste de la princesse Peach et machiavélique rival de Mario, se pressent aux portiques de sortie. 

Cette tribu à la croisée des mondes forme ensuite une file interminable qui marche vers les gigantesques halls de la convention. C’est l’allégresse générale. Devant le panorama qu’offre l’esplanade à l’entrée, on saisit pourquoi : Japan Expo s’étend à perte de vue sur 140 000 m2. Les visiteurs fanatiques de culture populaire (nippone mais pas que), qui ont payé leur billet entre 15 et 40 euros la journée, accèdent enfin à ce parc à thème grand comme dix Stades de France, où tous leurs plaisirs sont à portée de pas. S’ils sont nombreux à se grimer, c’est que la coutume le veut et surtout que ça leur plaît. Ici, on s’adonne au cosplay.

Contraction des mots « costume » et « play », cette activité venue des États-Unis consiste à incarner un personnage issu de la culture pop. Impossible de dire combien d’adeptes elle compte, tout juste peut-on avancer qu’elle est pratiquée, à la louche, par 75% de femmes. « Je me voyais mal aller dans une convention manga sans être cosplayée, ça fait partie du jeu, assure ainsi Olympe – tous les cosplayers de cet article sont nommés par leur pseudonyme -, 21 ans, vêtue de l’ensemble carmin et brun d’Azula, héroïne de la franchise Avatar, le dernier maître de l’airJe suis comédienne de base, et le cosplay va dans le sens de ce que j’aime faire : interpréter quelqu’un. »

© Raphaël Lugassy
© Raphaël Lugassy

À ses côtés, son amie Equinoxes, 20 ans, bientôt en école d’ingénieur et cosplayeuse depuis cinq ans, est venue affublée comme Jinx, ado flingueuse à la psyché troublée de la série Arcane, tirée du jeu vidéo League of Legends : « Moi, je fais entièrement tous mes costumes, c’est la partie fabrication qui m’intéresse énormément, pose-t-elle. Je suis très bricoleuse de nature et le cosplay me donne l’occasion de mettre toutes mes capacités à exécution. Je peux me challenger sur le make up, la perruque, la fabrication de l’arme, et j’inclus même de l’électronique dedans : des petits moteurs ou des lumières par exemple. »  Dans la communauté, le soin apporté au costume va de l’accessoire acheté cinq balles à l’entièrement fait maison, qui peut se chiffrer à plusieurs milliers d’euros. En déambulant dans les allées, on observe ainsi une multitude de gens habillés comme à l’ordinaire mais coiffés d’un chapeau de paille, attribut de Luffy, héros du légendaire manga One Piece (plus de 500 millions d’exemplaires vendus dans le monde). Mais on croise aussi des passionnés comme Sadae, 27 ans dont onze comme cosplayeuse, vêtue ce jour-là d’une complète armure violette et or extrêmement bien façonnée, reproduction fidèle de celle que porte l’androïde Gally dans le manga Gunnm. « Ça m’a demandé 366 heures de travail », lâche-t-elle sans broncher.

Être autre pour être soi

Bien sûr, le personnage importe aussi. Les uns incarnent des « gentils », modèles de vertu et de résilience, les autres préfèrent jouer des « méchants ». Ceux-ci s’identifient au personnage parce qu’ils reconnaissent en lui leurs traits de caractères ou un parcours de vie similaire. Ceux-là, en se mettant dans la peau d’un être qui ne leur ressemble pas, s’essayent à exister différemment. Beaucoup recherchent « dans cette altérité héroïque des éléments d’empuissancement », ainsi que l’analyse l’anthropologue David Berliner dans son ouvrage Devenir autre (2022, La Découverte). Explications : « Grâce au cosplay, la timide devient plus sûre d’elle. L’introvertie fait face à la foule. Une jeune fille menue et réservée joue des héros imposants, charismatiques et menaçants. […] À tel point qu’elle se sent plus à l’aise en cosplay qu’en elle-même ou, mieux, que, à l’aide du cosplay, elle est davantage elle-même. » Constat que l’anthropologue appelle à nuancer toutefois, car « le sérieux avec lequel l’entreprise est menée contraste avec la dimension souvent parodique et subversive du costume endossé ». Pas sûr, en effet, que Pikachu ou Toad (le petit bonhomme-champignon copain de Mario) représentent des « altérités héroïques » sources d’empuissancement.

© Raphaël Lugassy
© Raphaël Lugassy

Alors que résonne dans le hall un concert de J-Pop acclamé par des ados en délire, une cosplayeuse embêtée tend sa main par-dessus la table d’un stand affichant en gros « cospital ». Son gant blanc est troué. De l’autre côté, une femme déguisée en Furiosa de la saga Mad Max, cheveux tondus et haut du visage peint d’un noir charbon, se saisit d’une aiguille et de fil. Trois minutes plus tard, l’incident est clos, la cosplayeuse remercie, puis repart sereine. « Ici, on dépanne les gens qui ont des cosplays abîmés pour qu’ils puissent continuer à s’amuser, explique Laxdaela, la Furiosa âgée de 28 ans et membre de l’association Lovecraft, qui tient le stand. Et on propose aussi des démos d’une heure ou deux sur la broderie, la peinture, la retouche photo ou le travail de la mousse. » Lors de la précédente édition de Japan Expo, l’association à but non lucratif a réalisé plus de 300 réparations. Et elle n’est pas le seul « cospital » de la convention.

Le tissu associatif du cosplay est dense, en premier lieu parce qu’il permet de faire vivre la communauté. Contrairement à de nombreux hobbies, le cosplay ne s’exerce pas sur un terrain particulier, ses pratiquants se rencontrent donc peu hors des conventions, et dialoguent surtout via Internet. Par le biais des assos, ils organisent des ateliers ensemble, tiennent des stands, partagent leurs connaissances sur leur artisanat favori – élément crucial, car plus on veut perfectionner son costume, plus on doit acquérir des compétences diverses. « C’est une communauté géniale, poursuit Laxdaela. Les gens sont gentils et bienveillants envers les autres, le but c’est d’avancer ensemble. » À Japan Expo, on trouve des structures comme AMF Cosplay, au profil assez similaire à celui de Lovecraft, Cause We Play, qui propose des prestations caritatives dans des hôpitaux, ou encore Epic, qui organise des concours tout au long de la convention. L’un d’eux, ouvert à tous, se tient en ce moment-même.

Déroutant

La salle démesurée où se déroulent les réjouissances est plongée dans un noir profond où seuls étincèlent des écrans géants et des projecteurs. Devant le spectacle d’une candida,te on se sent perdu d’emblée. Elle joue un personnage (Marianne) qu’on ne connaît pas, d’une œuvre (Fire Emblem Three Houses) qu’on ne connaît pas non plus, et la voix off, manifestement faite par elle-même, raconte des choses qu’on ne comprend pas. Quant à son costume en teintes de bleu, qui semble très réussi, on est un peu loin pour l’observer en détail. Son passage est bouclé en un éclair, puis des accessoiristes débarquent sur scène, remplacent en quelques secondes les maigres éléments de décor par ceux du candidat suivant. Des saynètes semblables se suivent, mettant en scène un à quatre participants dans un concert de voix off pas bien posées, de vidéos projetées en fond mal cadrées, de comédies approximatives et de lipsync décalés. L’ensemble est souvent hermétique aux novices, parfois carrément cringe comme disent ici les gens, c’est-à-dire embarrassant. Ça n’empêche pas le public initié, apparemment ravi, d’applaudir.

© Raphaël Lugassy
© Raphaël Lugassy

Ces performances pas toujours maîtrisées tiennent à l’essence même du cosplay, dont le fil rouge est la débrouille. Les candidats ne sont pas mauvais, ils ont simplement trop à faire, dans un cadre trop restreint. Le règlement du concours ne leur laisse qu’entre 1min30 et 3 min pour faire leur show, il exige que 75% du costume soit fait de leur main, et que tout le reste soit produit avec leurs moyens : décors, vidéos, voix, chorés, dialogues, etc. En somme, le cosplayer doit être costumier, metteur en scène, acteur, auteur et vidéaste, le tout sur son temps libre. « Il y a beaucoup de débutants dont c’est la première expérience de scène, mais la communauté le sait, c’est complètement accepté de voir des gens qui n’ont pas de maîtrise », précise Raza, 34 ans, qui vient de remporter le deuxième prix de la prestation amateur. « Ce sont des scènes ouvertes, on ne s’attend pas à voir des pros, abonde Haïssam, 29 ans, qui jouait à ses côtés. Il y a quelque chose de beaucoup plus libre dans la relation avec le public. Nous, par exemple, on se permet de faire des prestations rigolotes sans forcément avoir des beaux costumes. »

Au cœur des 15 000 m2 du « village cosplay » de Japan Expo se tiennent aussi des gens qui prennent cet art de la débrouille très au sérieux. L’Américaine Yaya Han par exemple, qui pratique le cosplay depuis 25 ans, est suivie par 600 000 personnes sur Instagram, et a même un modèle de machine à coudre à son nom, produit par la société Bernette, qui sponsorise les concours. Ou Alyson Tabbitha, américaine également, qui cumule 1,3 million d’abonnés sur Instagram, et quelques dizaines de fans dans la file d’attente de son stand. « C’est la première fois qu’elle vient en France, c’est une opportunité exceptionnelle, s’exclame Svet, 30 ans. Je la suis parce qu’elle fait tout elle-même et qu’elle modifie hyper bien son visage, donc elle cosplay des hommes comme des femmes. » 

© Raphaël Lugassy
© Raphaël Lugassy

Les plus grands admirateurs de la star pouvaient même acheter un ticket additionnel à 40 euros pour bénéficier d’une rencontre plus longue. « Ces tickets n’ont aucun impact économique, je ne sais même pas combien d’euros on touche dessus, mais ils permettent de faire venir certaines célébrités, justifie Thomas Sirdey, cofondateur de Japan Expo. Notre but est d’avoir le plus de cosplayers possible dont des têtes d’affiches. D’abord parce qu’elles permettent de créer une traction médiatique, et surtout parce qu’elles sont des porte-paroles qui montrent que les cosplayers ne sont pas juste des gens qui font les guignols, mais qu’il y a des prestations sérieuses, avec des jurés professionnels – la costumière de la série Kaamelott en a fait partie, par exemple. »

L’ère des pros

Les prestations sérieuses, Hazariel connaît. Enfin, celle qui lui a fait remporter le World Cosplay Summit en 2022 au Japon – le plus grand championnat du monde – était plus « nunuche » que sérieuse : elle et son duo Beryl incarnaient l’héroïne éponyme Sailor Moon et changeaient huit fois de tenue en se cachant derrière un pan de décor ou un parapluie. Dans la foulée de ce titre, cette ancienne costumière dans une maison hantée a lancé sa chaîne YouTube, axée surtout sur la fabrication. Un an plus tard, elle en vivait. Aujourd’hui, son compte Instagram cumule 120 000 abonnés, et elle touche entre un et trois smic par mois, générés de manière à peu près égale par les vues de sa chaîne YouTube, les partenariats avec des marques et le mécénat de ses fans. « Je ne sais pas si on peut dire que je suis cosplayeuse professionnelle, je suis plus dans la catégorie influenceuse », argue la trentenaire en déambulant dans les allées, vêtue de la somptueuse robe à crinoline turquoise d’Ariel, la petite sirène.

ll y a trente ans, un pareil parcours n’aurait pas été envisageable, Benjamin Zafrany peut le certifier. Le quadragénaire a découvert le cosplay en 1999 et accompagné son évolution en France, d’abord via le milieu associatif, puis en intégrant en 2010 Sefa Event, la société qui gère Japan Expo, où il chapeaute depuis 2016 toute la partie cosplay. « À mes premières conventions, il n’y avait pas de ressources, de connaissances, de partage, se remémore-t-il. Le pire, c’était les perruques, on mettait des trucs de farces et attrapes, voire on se foutait des bombes de couleurs dans les cheveux ! Les cosplayers étaient pointés du doigt comme cringe et ringards dans les médias. Aujourd’hui, il y a une plus grande acceptation, et tout une industrie s’est formée autour du cosplay. Il y a même des fabricants qui surveillent l’actualité des jeux vidéo pour confectionner le plus rapidement possible le costume du dernier personnage sorti. »

© Raphaël Lugassy
© Raphaël Lugassy

Cet essor, favorisé par les réseaux sociaux, a poussé des marques à s’intéresser à cet univers, et permis sa professionnalisation. Celle-ci demeure pourtant toute relative : « Une petite poignée de gens en France vivent à temps plein du cosplay, reprend Benjamin Zafrany. Mais aujourd’hui, c’est impossible d’avoir des stats claires sur ceux qui en vivent partiellement, en combinant ça avec d’autres activités d’influence. Sachant que dernièrement, toute la partie charme du cosplay s’est énormément développée. » La « partie charme » du cosplay, ou « cosplay boudoir », c’est du contenu qui va de l’érotisme gentillet à la pornographie, proposé sur des sites spécialisés payants, souvent sur abonnement. En bref, c’est du Only Fans en costume. Certains cosplayers s’y adonnent par plaisir, d’autres parce que c’est plus rémunérateur. Comme le veut l’adage, le sexe fait vendre. À Japan Expo, aucun espace n’est dédié à cette sous-catégorie, mais certains prestigieux invités comme Shirogane-Sama (anciennement 800 000 followers sur Instagram, son compte a été supprimé) entretiennent sur leurs réseaux sociaux une porosité entre contenus banals et contenus érotiques. 

Hasard de la convention, la cosplayeuse russe est installée dans le stand jouxtant celui de Cinderys, qui enchaîne les autographes et les photos-souvenirs dans un époustouflant costume de Sylvanas, banshee du jeu vidéo World of Warcraft. Depuis cinq années, la jeune femme fait partie des rares à vivre uniquement de son art. Titrée à de multiples reprises, elle noue des partenariats avec des marques de la tech, donne des conférences, juge des compétitions, assiste à des conventions et surtout réalise des prestations sur-mesure pour des studios de jeux vidéo internationaux. Son plus célèbre accomplissement est le costume de Lilith, démone cornue du jeu Diablo IV, du studio Blizzard. « Il m’a demandé 400 heures de travail, que j’ai dû abattre en un mois, rit-elle douloureusement. Le milieu est réputé pour ses deadlines féroces. »

Porter sa création n’est pas non plus chose aisée. Sa Lilith est équipée d’une paire d’ailes de 2m50 d’envergure qui pèsent un âne mort et qu’elle doit supporter pendant parfois une dizaine d’heures. Cinderys suit donc un entraînement physique quotidien pour éviter les blessures, et se fait aider par des accompagnants pour chaque événement majeur. Sinclair, qui joue ce rôle pour elle depuis un an, décrit aider pour toute la logistique, mais aussi apporter un soutien psychologique : « Même si on rencontre plein de gens, les conventions longues fatiguent et peuvent avoir un côté isolant, surtout quand elles sont à l’étranger et qu’on ne parle pas la langue. »Tout cela, ajouté à ses dix ans d’expérience dans le métier, fait grimper les factures de Cinderys. Résultat, elle en vit très bien. « Je pourrais avoir fini mon année fiscale au premier trimestre », assume-t-elle. 

© Raphaël Lugassy
© Raphaël Lugassy

2000 heures

Signe indubitable que le cosplay s’est développé dans l’Hexagone, la finale de l’Extreme Cosplay Gathering (ECG), un concours international, est donnée chaque année à Japan Expo. L’événement, fondé et animé par Benjamin Zafrany, est le plus populaire de la convention, et remplit totalement l’immense salle que le concours amateur avait laissé à moitié vide. Plus de 10 000 personnes regardent les shows de participants venus des quatre coins de la planète. Cette année, c’est le duo venu de République Tchèque qui l’emporte, néanmoins la France, grâce à un Willy Wonka millimétré, décroche le prix du meilleur costume. « Ça faisait deux ans que je travaillais là-dessus, et depuis 2018 que je rêvais de ce moment, raconte 100 visages, qui incarnait Wonka. Le niveau était monstrueux, c’était terrifiant ! » 

L’étudiant en philosophie de 25 ans a bossé 2000 heures sur un premier costume du Chapelier fou d’Alice aux pays des merveilles, qui lui a permis de passer les sélections nationales, et 1000 heures supplémentaires sur celui de la finale. Il a appris la couture de A à Z, brodé, sculpté les boutons lui-même, peint à l’aérographe, à l’acrylique et avec de la feuille d’or, travaillé avec de la mousse et du plastique thermoformable, sans compter le temps de l’écriture et de la mise au point de la chorégraphie. Veut-il devenir professionnel ? « C’est flou, concède-t-il. J’ai peur de ne plus pouvoir faire ce que je veux si j’accepte des commissions. Mais si j’arrive à trouver une branche où je peux m’épanouir, oui, complètement. »

Après de généreuses effusions de rires et de larmes, la remise des prix se termine, puis la foule quitte mollement le hall sombre et parcourt les deux kilomètres qui la séparent du RER B. On grimpe sur le quai, le train arrive, les voitures se remplissent, les portes se referment, Japan Expo s’éloigne. Villepinte, Sevran-Beaudottes, Aulnay-sous-Bois, Le Blanc-Mesnil… au fur et à mesure des stations, les costumes chamarrés s’évanouissent. Passé Châtelet, au centre de Paris, il n’en reste plus un. Les gens sont à nouveau vêtus de jeans, de blanc, de noir et de gris. Le monde paraît bien terne.

César Marchal

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