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Pauline Auffret le

Taxi-danseurs

La municipalité de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, a embauché six taxi-danseurs pour son grand bal des séniors, le 12 octobre 2021. Leur mission : faire en sorte que les femmes venues sans compagnon puissent au moins une fois danser en couple. Cette étonnante profession, née dans la première moitié du XXe siècle, connaît un nouvel essor depuis quelques années.

« Quelqu’un peut m’aider à faire mon nœud de cravate ? », demande André Godet, retraité de soixante-quatorze ans, aux cinq autres hommes présents dans la pièce. Il est 13h45 en ce 12 octobre et dans moins d’une heure, le grand bal des séniors, organisé chaque année par la mairie de Montreuil (Seine-Saint-Denis), va débuter. Devant la grande entrée de l’Hôtel de ville, où se déroule l’événement, une longue file de gens patiente déjà. Tous ont soixante ans ou plus : l’âge réglementaire pour participer. 

Dans la loge située au-dessus de la salle des fêtes, les six hommes ajustent fébrilement leur cravate rouge. Patrice Reinhard, soixante-huit ans, ses longs cheveux poivre et sel attachés en queue de cheval et ses pieds plantés devant le miroir, s’y reprend à plusieurs reprises. Le port de la cravate est imposé par l’association Et bien dansez maintenant, dont Philippe Couppey est président. Vêtus de la sorte, les six hommes sont aisément reconnaissables parmi la foule.

Car André Godet, Roger Ballande, Philippe Couppey, Patrice Reinhard, Jean-Pierre Clain et Gérard Desjardins ont été embauchés par la municipalité. Ce sont des taxi-danseurs. Leur rôle : faire danser les dames qui n’ont pas de cavaliers pendant l’après-midi. Tous sont retraités. Seul Jean-Pierre Clain, soixante-six ans et taxi-danseur depuis une décennie, exerce encore en tant que professeur de danse en couple. Patrice Reinhard, lui, travaillait dans le bâtiment, Gérard Desjardins était boucher-charcutier, Philippe Couppey, policier et André Godet, boulanger. 

De gauche à droite : Roger Ballande, Patrice Reinhard, Gérard Desjardins, Philippe Couppey, Jean-Pierre Clain et André Godet.
De gauche à droite : Roger Ballande, Patrice Reinhard, Gérard Desjardins, Philippe Couppey, Jean-Pierre Clain et André Godet. © Andréa Mantovani.

Une paire pour chaque surface

En attendant le début du bal, Patrice est parti se laver les dents. « Je suis amateur de cigares et quand je fume, c’est en principe après le repas du midi. Je pense que c’est un minimum de se laver les dents », note-t-il. Après la cravate, les hommes passent à l’élément essentiel de leur tenue, les chaussures. Afin de bien les choisir, ils ont d’abord été repérer le sol de la salle des fêtes. « Quand il y a du parquet, il faut mettre des chaussures avec du feutre », explique Jean-Pierre. André ne porte les siennes que pour la deuxième fois. « Il faut que tu frottes la feutrine pour enlever la saleté », lui conseille le professeur de danse. Une brosse est vite trouvée et André s’exécute, sous les regards des autres. Patrice, taxi-danseur depuis 2014, en possède, lui, huit paires, qu’il laisse en permanence dans sa voiture. Il se sert régulièrement de quatre d’entre elles. « J’en ai deux dans une matière de peaux reconstituées qui permettent de bien glisser sur les parquets, pour pouvoir faire des pivots, précise-t-il. J’ai aussi des chaussures à semelles synthétiques, qui sont mieux adaptées au carrelage, par exemple. »

Il est 14h20, plus que dix minutes avant le grand bal. C’est l’heure des derniers ajustements. « Est-ce que je garde le chapeau ? », s’interroge Jean-Pierre en pointant du doigt son feutre marron. Philippe acquiesce. Cravate rouge, pantalon noir, chemise blanche, les taxi-danseurs sont prêts. À 14h25, ils descendent les uns derrière les autres les quelques marches qui les mènent à la salle des fêtes. « Il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes », remarque d’emblée Patrice. Rien d’anormal, c’est le cas à chaque thé dansant ou bal musette et c’est même la raison d’être des taxi-danseurs. Les mairies ou associations font appel à eux pour que les femmes venues sans cavaliers puissent au moins faire une danse de couple. Sans leur présence, elles n’en auraient souvent pas l’occasion.

© Andréa Mantovani.

« Le moment est d’importance, car nous ne nous sommes pas vus depuis un an et demi », annonce le maire de Montreuil, Patrice Bessac, en ouverture de son discours. Dans la pièce, deux cents personnes l’écoutent sans bruit. Pour ce premier bal post-Covid, la municipalité a déployé les grands moyens, transformant la salle en une discothèque pour séniors un brin kitsch, avec spots lumineux, chaises or et rouge vif et bien sûr, boule à facettes. On en oublierait presque qu’il fait jour dehors. Quant aux participants, ils ont fouillé leur placard pour l’occasion, la plupart des femmes portent une robe ou une jupe et les hommes ont sorti la chemise. Une fois le discours du maire terminé, les taxi-danseurs, modestes stars de la soirée, sont appelés sur l’estrade et présentés un à un. Puis la musique démarre. À peine s’éparpillent-ils dans la salle qu’ils trouvent déjà une cavalière. Le bal est ouvert.

Cette activité nécessite un certain savoir-faire. « On est pratiquement tous issus d’un club de danse », explique Philippe. Lui danse tous les soirs de la semaine avec son association, excepté le vendredi. Et le week-end, il est souvent embauché des après-midis ou des soirées comme taxi-danseur. « Moi, je préfère ne pas commenter », lâche André, penaud. Contrairement aux autres, il est arrivé par hasard dans cet univers. « Il a été pris parce qu’il est beau gosse », balance Roger en rigolant. Tout le monde ne peut pas être taxi-danseur pour autant. « Je sélectionne, je ne prends pas n’importe qui, assure Philippe, le président de l’association. Il ne suffit pas de savoir danser, il faut aussi aller voir les dames pour les inviter. »

De Christophe à Keen’v

Un large sourire barre la figure de Pilar. La septuagénaire, vêtue pour l’occasion d’un haut noir en dentelle et d’un pantalon à fleurs bariolé, ignorait jusqu’à l’existence des taxi-danseurs avant cette soirée. Leur découverte semble être une bonne surprise, car depuis leur arrivée, elle enchaîne les danses avec eux, l’air ravie. « Cela me fait plaisir, parce que sans eux, c’est triste, on danse moins, s’exclame-t-elle lors d’un moment de répit. Même si on peut danser entre femmes, c’est beaucoup moins agréable, parce qu’on ne sait pas trop mener. » Ce bal musette la rend nostalgique. Elle avait l’habitude de danser avec son mari, jusqu’à sa mort, il y a quatre ans : « Ça me rappelle un autre temps. » À quelques tables d’intervalle, Danielle, soixante-quatorze ans, venue avec sa sœur, partage le même avis : « C’est important qu’il y ait des taxi-danseurs parce que sinon personne ne nous invite. À cet âge, les hommes n’osent pas nous proposer de danser. »

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Pendant plus de trois heures, les danses en couple, le paso doble, le rock, la salsa, la valse et les danses en ligne, comme le Maddison ou le twist, se succèdent à des rythmes différents selon les personnes. « Il faut savoir s’adapter à la femme avec qui on danse », explique Philippe. Les taxi-danseurs doivent être également un minimum physionomiste, pour se souvenir des personnes avec lesquelles ils ont dansé. « La danse est associée à la séduction, note Jean-Pierre Clain. À partir de là, quand tu es taxi-danseur, tu dois, par déontologie, éviter de danser avec la même personne. Tu viens pour faire danser toutes les femmes, donc tu dois aller vers elles. »

Dans la salle, ils sont une centaine à danser, tandis que les autres observent ou se reposent. Parfois, l’un des musiciens les fait chanter. Aux premières paroles du refrain de la chanson Aline de Christophe, les séniors sur la piste s’époumonent plus ou moins en chœur : « Et j’ai crié, criéééé, « Aline ! » pour qu’elle revienne, Et j’ai pleuré, pleuréééé. Oh ! j’avais trop de peine. » Viennent ensuite le tour de Souvenirs, souvenirs, de Johnny Hallyday et de Femme libérée, de Cookie Dingler. Les musiciens passent aussi des chansons plus récentes, comme J’aimerais trop, de Keen’v. Ça déstabilise un peu les séniors mais ils sont nombreux à tenir bon pour cette danse en ligne. Les premiers, près de l’estrade, sont plutôt en rythme, tandis que les autres suivent de manière un peu plus approximative. Certains, plus loin, ont abandonné et bougent comme ils le sentent.

Parfois, malgré tout, deux femmes dansent ensemble, et certains hommes se chargent de faire valser leurs différentes amies. C’est le cas de la table de Martine, soixante-sept ans, venue avec plusieurs copines, mais un seul copain. Elle a partagé une salsa avec un taxi-danseur, et se réjouit aussi de leur présence : « Ils donnent une certaine impulsion, c’est sûr. Mais il faudrait tout de même qu’il y ait moins de danse en couple. »

Lors d’une danse en ligne, André en profite pour aller boire un verre d’eau. Ce sont les seuls moments de répit des taxi-danseurs. Et encore. Souvent, ils y participent aussi, soit pour donner le tempo, soit pour le plaisir de la danse. Certains même, comme Jean-Pierre, se lancent dans une danse en couple. « C’est une épreuve sportive d’être taxi-danseur, il faut de l’endurance physique ! », s’exclame Philippe. À soixante-quatorze ans, André est le plus âgé des six, pourtant, pas une goutte de sueur ne perle sur son front. Il ne semble pas fatigué. Ce marathonien de la danse a commencé à exercer cette activité par hasard, il y a cinq ans. « Une amie m’a proposé de remplacer un taxi-danseur, j’ai accepté puis j’ai progressé en dansant, grâce aux conseils de mes cavalières. » Il n’a jamais vraiment pris de cours de danse, mais aime ce travail. « Ça a facilité la communication avec les autres et m’a permis de connaître beaucoup de monde », assure-t-il en rejoignant la piste avant même la fin de la danse en ligne.

« Nous ne sommes pas des gigolos ! »

Les taxi-danseurs peuvent aussi être appelés taxi-boys. Bien que synonyme, ce terme a une connotation péjorative que les six hommes rejettent en bloc, Patrice le premier : « Nous ne sommes là que pour faire danser les femmes, nous ne sommes pas des gigolos ! » Étymologiquement, le terme vient de « taximètre », qui désigne le compteur des taxis, parce que les hommes ne dansent qu’un temps défini avec chaque femme.

L’activité est un dérivé des danseurs mondains du début du XXe siècle, que les palaces et dancings embauchaient pour faire danser les dames seules ou leur donner des cours privés. Les taxi-boys connurent leur apogée dans l’entre-deux-guerres, époque où de nombreuses femmes étaient devenues veuves. À la fin du XXe siècle, les taxi-danseurs étaient surtout présents à Paris, notamment à la Coupole, incontournable et chic brasserie parisienne. Ces dernières années, l’activité s’est à nouveau développée.

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Président depuis 2006 de Et bien dansez maintenant, qui propose des cours de danses de loisir, Philippe Couppey était un des premiers à embarquer des taxi-danseurs dans les soirées organisées par son association. En 2016, pour répondre à la demande, il crée donc un groupe pour les rassembler. Aujourd’hui, il en a une vingtaine dans son carnet d’adresses, qu’il pêche soit au sein de son association, soit à l’extérieur. Son répertoire compte aussi cinq ou six femmes. « Ça arrive que l’on nous demande des taxi-danseuses, mais c’est plus rare », confie-t-il.

Pour ce bal, c’est-à-dire environ 3h30 de danse, chaque taxi-danseur est rémunéré entre cent et cent-dix euros. Les prix sont élaborés au forfait. Jean-Pierre et Patrice proposent également d’être taxi-danseur pour une seule femme. Dans ce cas, elle les contacte directement pour plusieurs heures de danse et débourse une centaine d’euros pour une après-midi ou une soirée dansante. « Généralement, je vais la chercher chez elle et je la ramène », détaille Patrice. Ce dernier a également exercé plusieurs fois lors de mariages. « C’est souvent la mère de la mariée qui se paye un taxi-danseur, parce que son mari ne danse pas ! », assure-t-il. Il a toujours des cartes de visite sur lui, à distribuer aux femmes intéressées. Le retraité travaille aussi avec des chefs d’orchestre, qui proposent un forfait incluant un taxi-danseur aux mairies ou aux associations. 

Reprise sur les chapeaux de roue

« Embrassez votre cavalier », lance le chanteur à la fin d’une valse. Une femme, ravie, fait un baiser timide sur la joue de Gérard. Les danseuses apprécient d’autant plus ce bal après l’arrêt pendant environ un an et demi de tout événement dansant avec le Covid. « C’était difficile, la danse m’a manqué », souffle sobrement Pilar. La veuve a déjà pu participer à trois bals depuis cet été mais celui-ci est son préféré : « La salle est pleine, l’ambiance est vraiment terrible, c’est très festif !J’aimerais qu’il y ait de nouveaux taxi-danseurs pour les prochains événements à Montreuil. Toutes les femmes disent pareil ! »

© Andréa Mantovani.

Angèle et Monique, deux amies âgées de soixante-dix-huit ans, ont sorti leurs vêtements de fête, une robe noire avec un foulard orange pour l’une et une élégante robe noire en dentelle pour l’autre. Un verre à la main, elles se sont assises au plus près des musiciens. Depuis que les événements reprennent, elles enchaînent les bals, cet été sur les bords de Seine et au Balajo, à Paris, une discothèque qui propose un thé dansant tous les lundis. La danse leur a manqué pendant le Covid, mais Monique essaie d’être philosophe : « C’était la même chose pour tout le monde. Je n’ai donc pas plus souffert que les autres. » Elles essaient maintenant d’en profiter encore plus. « C’est très bon pour le moral et pour faire du sport », note Angèle.

Même si tout n’a pas repris comme avant, les taxi-danseurs ont beaucoup de demandes. « Cela redémarre. Je reçois des appels de toute la France, que je dois refuser, car on ne peut pas se déplacer loin. Cette semaine par exemple, on participe à trois fêtes dansantes », se réjouit Philippe. Patrice aussi remarque cette recrudescence des événements : « En trois semaines, j’ai eu dix à douze réservations, pour des représentations jusqu’à fin décembre. On m’appelle en direct la plupart du temps. Les mairies ont envie d’offrir des bals en ce moment. »

Les musiciens enchaînent ensuite avec du zouk. D’un pas décidé, Agnès, soixante-sept ans, vêtue d’une robe à fleurs, traverse la salle pour s’approcher d’André et lui demander une danse. C’est sa troisième danse en couple. Elle n’a pas peur d’aborder les taxi-danseurs. « Je vais les chercher », lance-t-elle. D’autres femmes, peut-être moins expérimentées, sont plus timides. À l’autre bout de la salle, Jean-Pierre rencontre un certain succès auprès de ses cavalières. Il aime bien les faire rire. Danielle est ravie d’avoir pu danser avec lui. « Ah, c’est formidable, il est très drôle, c’est un clown », glousse-t-elle alors que le taxi-danseur revient pour lui glisser une blague.

« J’aime bien les surprendre, rigole Jean-Pierre. Parfois une femme m’invite à danser et je lui réponds que je n’en ai pas envie. Je vois la tête qu’elle fait, je la regarde dans les yeux un moment … Puis je lui explique que je plaisante et je l’amène sur la piste ! » Monique apprécie également ses conseils : « C’est un très bon danseur. Il m’a dit comment tenir ma tête lors de la valse. » « Je passe mon temps à conseiller, abonde le professeur de danse en couple. J’aime bien par exemple rectifier le positionnement de la main. Mais je n’insiste pas trop pour ne pas que ma cavalière se prenne la tête. D’une manière générale, ça se passe bien. »

© Andréa Mantovani.

Patrice aussi y va de ses plaisanteries : « Quand une dame est toute honteuse de m’avoir marché sur les pieds, je lui dis que c’est un plaisir pour moi. Ça la fait rigoler et ça la met plus à l’aise. » Mais pour lui, le plus important est l’attention et la bienveillance. « Parfois, les dames veulent avoir quelqu’un qui les écoute. C’est une façon de leur faire du bien, de leur apporter quelque chose. »

Il est 18h30 et les séniors sont encore nombreux sur la piste pour la dernière danse. C’est la fin du grand bal de Montreuil. Les taxi-danseurs ne semblent pas fatigués après avoir dansé 3h30, sans s’asseoir. « Quand on est là pour quatre heures, on fait attention à tenir les quatre heures. On ménage notre effort », explique Patrice. Pendant que les organisateurs enlèvent les tables et les chaises, Jean-Pierre distribue sa carte aux dernières danseuses. Puis les taxi-danseurs remontent chercher leurs affaires et changer de chaussures. Philippe, Gérard et Roger n’ont pas pour autant fini leur journée. Ils enchaînent avec un cours de danse jusqu’à 21h30, avec leur association. Jean-Pierre sera le dernier à quitter la pièce, son chapeau toujours sur la tête.

Pauline Auffret

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