Charlotte Abramow, pas si naïve
Après un départ fulgurant, où elle a marqué de son esthétique surréaliste et colorée des thématiques comme la représentation des corps, la sexualité ou les violences sexistes et sexuelles, Charlotte Abramow est en plein doute artistique. À 31 ans, la photographe belge doit dépasser une « naïveté », jusqu’ici moteur créatif et bouclier, pour se tourner vers l’après.
Ça commence par un double espresso et un double raté. Le café du 11e arrondissement où l’on devait s’installer est blindé, alors on se replie dans un établissement adjacent, qui ferme vingt minutes après notre arrivée. Charlotte Abramow, fauchée en pleine palabre, s’exclame dans le dictaphone : « COUPURE PUB ! », se marre puis se dirige vers la terrasse suivante. Rien n’enraye l’humeur joyeuse qui se lit sur ce visage gamin où brillent deux grands yeux verts encadrés de boucles châtains. À seulement 31 ans, la photographe entame déjà sa treize ou quatorzième année d’une carrière couronnée de succès, qui se concentre sur les grandes étapes de la vie, le rapport au corps et les femmes. Charlotte a marqué de sa patte minimalo-surréalo-colorée des clips d’Angèle, un court-métrage sur les violences faites aux femmes, un manuel pour la série Sex Education de Netflix et bien d’autres projets qui lui ont valu de multiples prix photo. Elle aborde tout ça avec une large dose d’humour et une humilité trop peu française pour ne pas y déceler ses origines belges (bon, c’est aussi qu’elle dit « bé aime oué » pour BMW, et « couisine » pour cuisine). Charlotte dit beaucoup « un peu », hésite, reprend ses phrases pour préciser son propos, s’interroge à voix haute. En somme, Charlotte doute. Après un départ tonitruant, la photographe traverse un de ces intervalles blancs coutumiers aux artistes. Si elle avait été musicienne, on aurait dit qu’elle planche sur son prochain album. Là, le champ des possibles est plus vaste. Photo, vidéo, les deux ? Reportage ou studio ? Thématique publique ou perso ? Disons qu’elle cherche la suite.
Depuis quelques années, Charlotte prête attention à ce qu’elle porte, moins pour suivre la mode que pour avoir de la couleur sous les yeux. Cet après-midi de début juillet, elle a opté pour un haut rose et un pantalon imprimé Rondoudou, son « Pokémon totem », à défaut d’animal. Parce que comme son nom le suggère il est rond et doux comme un doudou, mais aussi rose et maladivement naïf : à ses yeux, comme à ceux de Charlotte, tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil. Quand elle arrive à Paris à 19 ans pour rejoindre l’école de photographie des Gobelins, cette utopiste en herbe ignore l’existence des drogues. Pour elle, rien d’autre n’est nocif à la santé que l’alcool et le tabac. « J’étais dans ma bulle, je ne connaissais pas grand-chose du monde extérieur, je n’avais aucune notion de politique, énumère-t-elle. Et en fait, je trouve que plus tu découvres à quel point le monde est fucked up, plus ça enlève de ta naïveté, alors que la naïveté donne des ailes, c’est un moteur assez chouette. » C’est peut-être ça, le hic. Après treize ans de bons et loyaux services, son « moteur » s’est encrassé. Faudrait voir à le retaper. Ou alors, à le remplacer.
Oreille distraite, œil acéré
De naïveté, il est question sans aucun doute aux débuts de la Belge, ceci dit c’est normal, elle commence à sept ans, quand ses parents lui offrent un petit appareil photo de table pour ses voyages scolaires. Elle prend ça comme un jeu, y revient plus sérieusement à treize ans, parce qu’elle reçoit un premier numérique. Ses photos sont comme elle dit « très Skyblog », c’est-à-dire qu’elle immortalise les pattes de son chat, des fleurs en gros plan, des mégots de cigarette sur des Converse – vous la sentez, l’ado stylée ? –, puis elle-même et ses amis. Le fait qu’elle s’emmerde à l’école aide aussi, son regard vagabonde à travers la fenêtre pour se poser sur les sujets de ses futurs clichés. Les magazines de mode l’inspirent, encore une fois moins pour les vêtements que pour les mises en scène qu’ils autorisent, les univers qu’ils transmettent. Ceux de Paolo Roversi, Tim Walker ou Sarah Moon l’attirent, alors elle les imite, imagine des histoires oniriques qu’elle concrétise ensuite dans des shootings où elle gère seule maquillage, coiffure et stylisme. « J’ai su tout de suite que la photo était ma passion, que je ne voulais faire que ça et que je ne saurais jamais rien faire d’autre », lâche-t-elle. Voilà, elle est lancée.