Chatonnade à Molène
L’été dernier, la minuscule île bretonne de Molène comptait 90 chats errants pour 120 habitants à l’année. Une prolifération qui représente une menace pour la biodiversité, la sécurité et le tourisme locaux, les félins s’étant rendus coupables en juillet d’attaques sur des visiteurs. La commune s’est emparée du sujet, mais a peut-être été devancée par des Molénais peu férus de ronrons, équipés de carabines et de poison.
Cramponnée au bastingage du Fromveur, la navette qui relie Brest aux îles du Ponant, Rozenn fixe l’horizon. Les cris des goélands se mêlent aux vrombissements du ferry : Molène (Finistère, Bretagne) n’est plus très loin. L’île apparaît enfin, une ombre sombre au ras de l’eau, à peine plus haute que le dos d’une vague. La Bretonne vérifie le harnais de son colley nain et se penche vers son compagnon : « Une fois là-bas, il faudra bien garder le chien en laisse. » Elle baisse la voix : « Il y a cette histoire de chats errants, tu sais… » Sur le bateau, sa réflexion est accueillie par un silence courroucé. À chaque île son omerta : la Sicile tait les exactions de la mafia ; Molène, celles de ses félins. Pour les insulaires, ces animaux font partie du paysage, au même titre que les goélands ou les phoques. Mais il devient difficile d’ignorer leur prolifération : l’île compte 120 habitants à l’année pour 90 chats en liberté. Sur un bout de granit de 0,72 km2, une telle cohabitation n’a rien d’évident.
Mais îliens et félins donnent bien le change. Ce lundi matin d’octobre, le bourg baigne dans le calme et le soleil. Sur la cale du port, quelques pêcheurs nettoient des casiers à homards. À côté d’eux, un chaton joue entre les bateaux et les cordages devant une mer turquoise. La scène, digne d’une carte postale, remporterait un franc succès sur Instagram. Samuel, un jeune marin-pêcheur âgé de seize ans, lui jette à peine un regard : « Je n’aime pas trop ces bestioles, moi… Ça met le bazar. »
Superprédateurs
Il n’a pas tout à fait tort. Sous leurs airs de peluches, ces félidés sont une véritable menace pour la biodiversité locale. Ramenés par des marins pour lutter contre les rats, les chats dits harets déciment désormais les populations d’oiseaux migrateurs du Parc naturel marin d’Iroise. L’océanite tempête, une espèce protégée et vulnérable, fait partie de leurs victimes de prédilection. « Sur les mille couples qui vivent en France, 800 à 900 viennent se reproduire dans l’archipel molénais, souligne Bernard Cadiou, ornithologue de l’association Bretagne Vivante. On ferme l’accès à l’îlot sur lequel ils nichent pour les protéger des humains, tout ça pour que les chats nous en tuent plus de 2 500 en dix ans… » Philippe Le Niliot, directeur délégué du parc marin, partage sa frustration. « C’est un problème d’incivilités humaines, pas félines : les chats n’y peuvent rien si ce sont des super-prédateurs ! Mais on ne peut pas les laisser proliférer au milieu d’une réserve naturelle.» Le sujet est hautement sensible : « Lorsqu’on dit qu’il faut contrôler les populations, on se fait traiter de tous les noms, on nous accuse d’être des tueurs de chatons… Ce n’est pas du tout le cas ! On demande juste que chacun soit un peu raisonnable. »

Tous les passionnés d’oiseaux ne sont pas si magnanimes avec les félins. Sur la terrasse du gîte « Chez Albin », un groupe d’ornithologues discute en regardant la mer. Originaires du Grand Est, ils viennent en vacances à Molène pour « se faire l’œil » sur des espèces marines et boire des bières entre copains. En trois jours, ils ont observé 86 espèces différentes et ont perdu le compte des pintes. À intervalles réguliers, les six amis s’interrompent, et comme un seul homme, s’emparent des jumelles suspendues à leurs cous pour suivre le vol d’un banc de goélands argentés. « C’est le paradis, à un détail près : cet endroit grouille de greffiers [en argot, greffier désigne un chat. Cette extension de sens a été favorisée par le fait que « greffe » est le paronyme d’un des attributs les plus caractéristiques du félin, la griffe, ndlr] », peste Rémi Hanotel, 37 ans et salarié de la Ligue protectrice des oiseaux (LPO). Autour de la table, les mines s’assombrissent. « Ce n’est pas politiquement correct de dire ça, mais si j’habitais ici, je les canarderais : ce sont les tueurs en série de la nature, après tout. »
[Cet article est à retrouver en intégralité dans Sphères n°22 : les chats et nous]