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César Marchal le

Le Môme

Jeune photographe autodidacte, Nathan Sélighini explore les univers drag et queer à travers des clichés à la fois kitsch, gore et onirique. La sélection qui suit, en alternant portraits et nus artistiques, fait le lien entre ces deux pôles de son travail.

Nathan Sélighini a 26 ou 27 ans, il ne sait plus bien, s’en fout pas mal d’ailleurs, et ce jour de juillet, par flemme et manque de temps, il n’est pas maquillé. C’est rare chez ce Lorrain, qui assure arborer quotidiennement un make up soigné, mais là, trop de travail, ou comme il le formule lui : « La vie me roule dessus. » Boucles rouges teintées, chaussettes carmin, peau piquée de tatouages multiples, cet ancien étudiant en « couture et broderie perlée haute couture » connaît en effet un succès croissant avec ses clichés chocs, étrangement plastiques, à mi-chemin entre l’onirique et le cauchemardesque.

Son esthétique où se mêlent surréalisme, BDSM, kitsch et gore séduit des drags célèbres ou non, qui viennent se faire tirer le portrait dans son petit appartement au rez-de-chaussée à Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne, où il a pris ses quartiers il y a un an. Le gamin d’hier, en adoration devant les drags, en a shooté aujourd’hui plus d’une cinquantaine, dont Soa de Muze, Paloma, Kam Hugh ou Cookie Kunty. « Me dire que La Grande Dame était dans ma cour d’immeuble pour prendre des photos pour la prochaine saison de Drag Race…, se souvient-il en riant. J’ai pris la photo d’elle portant son costume de grenouille qui a fait le tour du monde dans ma cuisine, à côté de mes oignons. What the fuck, quoi ! »

La Grande Dame (modèle), tenue de Miss Boo, perruque
de Parizhair.
La Grande Dame (modèle), tenue de Miss Boo, perruque de Parizhair.

L’objectif de cet autodidacte s’est depuis toujours porté sur le drag, sans qu’il puisse trop l’expliquer. D’ailleurs, lui aussi performe, et donne son nom de queen avec un sourire impertinent : « Édith Fiak ». Enfant déjà, Nathan Sélighini chipait régulièrement l’appareil photo de son père. Si régulièrement, en fait, que le jour de son treizième anniversaire, celui-ci lui offre un cadeau aux allures de dilemme : soit une place pour le concert de Lady Gaga, soit un appareil photo. Ce sera l’appareil. Nathan se forme sur le tas, à grand renfort d’autoportraits, sans grands moyens et quasi sans matériel. En 2017, dès qu’il obtient son permis de conduire, il part pour un tour de France photographique. Il poste une annonce sur Instagram, proposant de tirer le portrait à qui le voudra bien. Les gens sont nombreux à répondre, Nathan épingle leur localisation sur une carte de l’Hexagone, se concocte un parcours idéal, et part pour un shooting par jour et par ville, sur une durée d’un mois. Il maquille lui-même tous ses sujets.

La colère comme moteur

C’est une constante, le jeune photographe retouche énormément ses clichés, transformant radicalement la réalité pour qu’elle corresponde à l’image qu’il a en tête. À tel point que l’algorithme d’Instagram indique que ses dernières photos sont réalisées avec l’IA, ce qui n’est pas le cas. « Je suis hyper toqué, hyper perfectionniste, et je me suis rendu compte avec le temps qu’il faut que les retouches soient très poussées, sinon ça ne me va pas, assume-t-il. J’essaie de mettre les gens au plus haut point de leur esthétique, de rendre la scène la plus iconique possible. Je vois mes photos comme des tableaux, donc l’avant / après n’a rien à voir. » La quête de la perfection peut prendre bien des chemins, chez lui elle passe surtout par Photoshop, chaque cliché publié nécessitant trois heures de post-production. Nathan Sélighini n’ajoute jamais d’éléments ex nihilo, mais il duplique, réangle, teinte, découpe, colle… Pour ce fameux shooting de La Grande Dame – qui mesure 1m97 et portait talons hauts et perruque -, il a dû assembler quatre photos de la drag queen pour la faire rentrer en entier dans l’image, son appartement ne lui offrant pas le recul nécessaire. L’ensemble produit un troublant effet de perspective qui lui plaît bien. Vu le temps qu’exige chaque photo, il n’en livre que trois par shooting, et adapte ses tarifs en fonction de son client : il sait que tout le monde n’est pas Crésus dans sa communauté. Lui-même ne vit que depuis peu de son art.

Après deux années à se concentrer sur les drag queens, notamment celles sélectionnées pour Drag Race, qui lui demandent des clichés adaptés au grand public, donc relativement lisses, Nathan Sélighini envisage de revenir à ses premières amours photographiques, plus engagées. Son moteur principal est la colère, les dernières élections législatives l’ont irrité, les inégalités l’énervent, les normes de beauté l’exaspèrent, le jugement des corps et des sexualités le fait enrager. Lui-même homosexuel, et plein d’interrogations sur son genre, il martèle « avoir besoin d’ouvrir [sa] gueule, de dénoncer, de défendre [sa] condition ».

Le processus est déjà enclenché avec Dissection (2024), son premier livre photographique, autoédité. Outre les portraits de drags, on y trouve du sexe, du sang, de la tristesse aussi, et quelques brèches ouvertes sur son intimité : une photo de feu sa grand-mère, ancienne bûcheronne, maquillée pour la première fois par ses soins, ou ces deux phrases : « J’ai commencé à me maquiller et à faire des autoportraits pour anesthésier mes peurs, mes doutes mes questionnements et mon mal-être. » « Chaque jour, je fluctue entre les genres, […] c’est une bataille permanente, un fardeau parfois, mais je suis libre et ça, ça n’a pas de prix. » Un autre livre est en préparation. Le photographe en parle comme d’un « porn book queer » plus cru encore, qui fera la part belle à tous les genres, les corps, les ethnicités, les sexualités, les fétichismes. De quoi, peut-être, extérioriser enfin toute sa colère.

[Ce portfolio est à retrouver en intégralité dans Sphères N°17 : les drags]

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