Luc Abalo, jeux de mains
Triple champion olympique, du monde et d’Europe, l’ex-handballeur Luc Abalo a toujours cultivé son penchant pour l’art, qui transparaissait dans son style de jeu. Il voue désormais sa vie à la peinture, sans renoncer à d’autres entreprises créatives, comme son studio photo ou sa marque de vêtements.
Les cheveux courts et noirs, puis plus longs et rasés sur les côtés, puis verts et maintenant, de courtes dreads décolorées. Il suffit d’épier les coiffures de Luc Abalo au fil d’une balade sur son compte Instagram pour percevoir son désir d’expérimenter. La curiosité est un vilain défaut qui, semble-t-il, n’a jamais quitté le handballeur de 39 ans, triple champion olympique, du monde et d’Europe. À Ivry ((Val-de-Marne), dans une ancienne usine Yoplait transformée en loft où il a emménagé en septembre 2023, un sac de frappe jouxte une machine à écrire, elle-même posée non loin d’un amplificateur et de platines.
Au sous-sol, Luc a aménagé un atelier de menuiserie, et à deux rues de là, un studio photo. Ça en fait, des centres d’intérêts : « Je m’intéresse à un truc, j’achète le matériel, j’essaie … et puis je passe au truc suivant, se marre le sportif, retraité depuis février 2023. Tu vois ce cliché qu’on entend souvent sur les athlètes pro qui rentrent chez eux et ne font que jouer à la Play ? C’est vrai, parce qu’ils sont claqués, les entraînements sont super intenses. Moi, je n’aime pas les consoles. Et comme je ne me suis jamais marié et que je n’ai pas eu d’enfant, j’avais du temps libre. Donc j’essayais des trucs. » Un « truc », toutefois, le poursuit depuis son enfance. Un « truc » resté intact malgré la carrière sportive, les déplacements professionnels, les fluctuations de la vie : le dessin.
Pas besoin d’aller chercher bien loin pour s’en rendre compte, des toiles de trois mètres de haut reposent contre les murs blancs de son loft. Sur l’une d’entre elles, on reconnaît Laila Ali, fille de Mohamed Ali, boxeuse et championne du monde. Sur une autre, on aperçoit le judoka Teddy Riner, en noir et blanc. Ces peintures font partie d’une commande du Comité international olympique (CIO), qui exposera des œuvres d’anciens athlètes au Palais de Tokyo pendant la période des Jeux. « À l’école, le jour de la rentrée, on nous donnait une feuille pour écrire ce qu’on voulait faire plus tard, raconte Luc. J’ai toujours mis dessinateur. » L’artiste en herbe, qui préfère déjà les portraits aux paysages, se fait la main en copiant le manga Dragon Ball Z et des livres d’anatomie.
Son projet de vie bifurque par hasard, quand, à quatorze ans, un de ses potes l’amène à un entraînement du club de handball local, l’US Ivry. Luc est bon, Luc est gaucher – c’est recherché -, Luc est détecté. « Il avait de l’explosivité, de la vitesse, de la détente, bref des grosses qualités athlétiques et déjà un côté artistique, se remémore Stéphane Imbratta, ancien coach de l’US Ivry, aujourd’hui à la tête du centre de formation de hand de Chambéry (Savoie). Dès le plus jeune âge, il tentait des choses audacieuses avec un relâchement fou. Il se mettait moins de pression que les autres, avait très peu de culture handball… ce qui l’intéressait, c’était jouer et s’amuser. Et il a toujours gardé cette espèce de liberté dans son jeu. »
Ce sera le handball
À 18 ans, Luc termine son cursus sports-études, intègre les jeunes de l’équipe de France, mais veut poursuivre les arts plastiques. Comblant le vide laissé par un père éloigné, Stéphane Imbratta se démène pour trouver une école qui accepte d’accueillir cet élève aux horaires de sportif de haut niveau. Il trouve un accord avec l’Institut supérieur des arts appliqués, à Paris. Luc est ravi : « Pour une fois dans ma vie, j’étais un des premiers de la classe ! » Florence Martin, sa prof d’histoire de l’art avec laquelle il continue aujourd’hui d’aller voir des expos, se souvient d’un étudiant « passionné, attentif et curieux ». C’est elle qu’il a contacté quand le Louvre l’a invité, aux côtés d’autres athlètes, à commenter une sélection d’œuvres du musée cet été. « Il me disait qu’il ne saurait pas quoi dire, qu’il n’était pas un intellectuel, reprend-elle. Il a conscience de venir d’un milieu populaire. Je l’ai rassuré en lui disant que l’art s’adresse à tous, qu’il passe par les émotions. »
De l’autre côté, le handball structure l’adolescent, qui n’était et n’est toujours pas un maniaque de l’organisation. Son côté artistique, peut-être ? Quand on aborde le sujet, Stéphane Imbratta éclate de rire au téléphone : « Moi, j’avais son numéro perso, je savais où il habitait, donc quand je devais le voir, j’y allais, je l’attendais pas ! Comme tout sport pro, le handball, c’est des coéquipiers à respecter, donc des horaires à tenir, une tenue – la même que celle des autres – à mettre, des exercices répétitifs… Luc, ça le faisait chier tout ce cadre, mais il était obligé ! »
En 2005, Luc est sélectionné en équipe de France, les choses sérieuses commencent, et l’art passe au second plan, derrière l’entraînement intensif. Choix de carrière payant, sans aucun doute possible : en 2006, l’arrière droit devenu ailier est champion d’Europe ; en 2007, il remporte le championnat de France avec l’US Ivry et est élu meilleur joueur de la saison ; en 2008, il décroche une médaille d’or aux JO de Pékin, triomphe du championnat du monde et est recruté par Ciudad Real, un très prestigieux club espagnol. L’aventure est déjà belle, le reste est historique. Trois titres olympiques, trois titres mondiaux, trois titres européens, une Ligue des champions, sept titres français, deux titres espagnols. Avec les « Experts », ainsi qu’est surnommée la sélection nationale de l’époque, Luc Abalo a tout gagné plusieurs fois, en marquant le sport de son empreinte.
« Bof, j’ai un peu raté la main. »
Définir son style ne peut s’envisager sans rappeler son physique : 1m82 pour environ 80 kilos. Plutôt frêle pour un arrière, pourtant c’est à ce poste que le gamin d’Ivry né de parents togolais débute. Arrivé en équipe de France, il est muté ailier. Luc en profite pour déployer ses capacités physiques, fait montre d’une vivacité hors norme, étonne par ses figures improbables et ses fulgurances techniques – on l’associe notamment au geste de la roucoulette [Tir consistant à donner à la balle un effet de rotation à l’aide du poignet, afin de la rediriger vers le but lors de son rebond, ndlr.] Ses bonds, interminables, procurent une sensation de flottement. S’il est le recto, Michaël Guigou incarne le verso. Évoluant sur l’aile gauche, le taulier des Bleus et du club de Montpellier, resté depuis vingt ans un ami proche de Luc, assure que la paire « essayait toujours de mettre en avant la beauté du geste ».
Impossible de savoir combien de balles ils ont remontées, combien d’adversaires ils ont éliminés, combien de kung-fu [Au handball, le kung-fu est un tir acrobatique dans lequel le tireur reçoit le ballon alors qu’il est en suspension au-dessus de la surface de but adverse et, dans le même geste, tire en direction du but avant de toucher le sol. C’est en quelque sorte l’équivalent du alley-oop au basketball, ndlr.] ils ont réalisés. En revanche, une action s’est imprimée dans la mémoire de Michaël Guigou. C’était en 2011, en finale du championnat du monde, contre le Danemark. Lors des prolongations, les Français, pénalisés, jouent à cinq contre six. Michaël Guigou récupère la balle. Luc Abalo fait mine d’aller vers le centre pour mieux repartir vers l’extérieur, mettant dans le vent son opposant direct. Guigou anticipe la feinte, le sert, Abalo file et marque. « Ça montre tout le talent de Luc et toute la confiance qu’on avait l’un en l’autre. On se connaissait par cœur. »
Autre décrypteur de choix de la stylistique abalienne, l’ex-entraîneur des Bleus Claude Onesta, aujourd’hui manager général de la haute performance à l’Agence nationale du sport. « Les génies, parce que Luc fait partie des joueurs de génie, sont ceux qui produisent de l’exceptionnel sans s’en rendre compte, assure-t-il. Depuis le bord du terrain, je me rappelle l’avoir vu réaliser en toute décontraction des choses que je n’avais jamais observées et m’être retourné vers mon adjoint pour lui demander : « T’as vu ce qu’il vient de faire ? »« Lui aussi a gardé en mémoire une image édifiante. Un jour, pendant les cinq minutes de liberté pré-entraînement, certains joueurs essaient de marquer des paniers de basket. Tous font des tirs classiques, sauf un, posté au bout du gymnase, derrière le panier. Luc, concentré, envoie le ballon sur le mur pour qu’avec un rebond, il passe à travers l’arceau. « Marquer un panier comme n’importe quel autre gars, ça ne l’amusait déjà plus, fallait qu’il trouve autre chose, commente Onesta. Il est comme ça Luc, il regarde à côté, réfléchit à côté, donc il trouve des choses que les autres joueurs ne cherchent même pas. »
[Cet article est à retrouver en intégralité dans Sphères N°16 : les athlètes olympiques]