Nouvelle Vague
Avec son court métrage AMA, paru en 2018, la réalisatrice et apnéiste Julie Gautier révèle au monde la grâce d’une chorégraphie effectuée sous l’eau. Elle initie ainsi le développement de la danse en apnée ; dans son sillage, de nouveaux projets émergent des profondeurs.
AMA, c’est la référence. Paru en ligne le 8 mars 2018 à l’occasion de la journée de la femme, le court métrage transcrit une douleur féminine intime et son dépassement dans une chorégraphie sous-marine. Il dure six minutes. Six minutes pendant lesquelles la caméra suit, dans l’eau transparente de la piscine italienne Y-40, les mouvements fluides de l’apnéiste et réalisatrice Julie Gautier, entre lentes arabesques au sol et envolées suspendues. À la sortie du film, visionné depuis des millions de fois aux quatre coins de la planète bleue, le monde entier perçoit la grâce que peut dégager un ballet aquatique. L’aboutissement d’une décennie de travail pour Julie Gautier, et l’avènement, peut-être, d’une discipline nouvelle. Car dans le sillage d’AMA, d’autres projets naissent dans les profondeurs, conférant à la danse en apnée une envergure croissante.
S’il fallait choisir un point de départ à la danse sous-marine, ce serait La Réunion, en 1983. Plus précisément, ce lagon dans lequel Julie Gautier, pionnière de la discipline, barbote allègrement du haut de ses trois ans. C’est là qu’est née la Niçoise de quarante-deux ans. Là, aussi, qu’elle a fait de l’eau son élément. Son père, chasseur et pêcheur sous-marin, lui transmet son savoir dès ses onze ans. Sa mère, danseuse de moderne et de jazz, la fait marcher dans ses pas de ses trois à ses quinze ans. Julie grandit un pied dans l’eau, l’autre dans un chausson. À sa majorité, elle se consacre à l’apnée en compétition – elle obtient deux records de France en poids constant, plongeant à -65 mètres en 2005 puis -68 mètres en 2007 –, puis se tourne vers la réalisation de films sous-marins.
En 2010, tout juste trentenaire, elle est recrutée par le metteur en scène canadien Gregory Colbert pour participer au second opus de son film Ashes and Snow (2005), dont le principe est de capturer des scènes d’osmose entre humains et animaux. Bien sûr, Julie est chargée des séquences aquatiques, en compagnie de mammifères marins, et le plus souvent en impro. Là, elle apprivoise pour la première fois le concept de chorégraphie sous-marine. Sidney Régis est alors son partenaire de jeu. Quand il apprend qu’il devra danser sous l’eau, le prof d’éducation physique et apnéiste se dit d’abord que c’est impossible. Et puis, parce qu’il faut bien s’y mettre, lui et Julie mettent en place des techniques. Descendre les poumons vides par exemple, mais aussi s’immerger les sinus – « C’est juste horrible, ça brûle ! » – afin qu’aucune bulle ne s’échappe du nez, conserver un visage relâché et ne jamais perdre de vue où est le haut et où est le bas. « On a répété des scènes pendant des heures et des heures, on avait mal, on avait froid, c’était une tannée, se lamente le quadragénaire en y repensant. Mais on ne laissait rien transparaître. À l’écran, il faut que ça ait l’air naturel. » Malheureusement, le mal qu’ils se sont donné n’a pour l’instant pas servi à grand-chose. Le second opus d’Ashes and Snow, tourné il y a plus de dix ans, se fait toujours attendre.
Être plus lourd pour être plus léger
Après cette expérience, Julie dirige de nombreux courts métrages sous-marins avec son ex-compagnon, l’apnéiste deux fois champions du monde Guillaume Néry. Leur entreprise Les films engloutis produit ainsi Free Fall (2010), Narcose (2013), ou encore Ocean Gravity (2014) et plusieurs spots publicitaires. En 2015, les œuvres du couple tapent même dans l’œil de la diva américaine Beyoncé, qui leur confie le développement du clip sous-marin de sa chanson Runnin (2015), visionné plus de quatre cent millions de fois sur YouTube. Toutes ces réalisations prennent le relais de l’immanquable Grand Bleu (1988) de Luc Besson, popularisant une vision esthétique de l’apnée incarnée par Guillaume Néry. Mais elles ne montrent pas encore de danse à proprement parler. « Guillaume a sa propre manière d’évoluer dans l’eau, une sorte de mouvement harmonieux, souple, animal qui se rapproche de la danse, précise Julie Gautier. Mais je le distingue de celui d’AMA, où j’ai réellement adapté une danse terrienne à l’eau. »
AMA, on y revient. Ce qui distingue ce court métrage des précédents réside en effet dans la chorégraphie. Julie Gautier l’a travaillée un mois durant avec Ophélie Longuet, danseuse classique décédée dans un accident de voiture en juillet 2018, et qui se trouvait être son ancienne prof. Ensemble, les deux amies décident de conserver des appuis au sol dans leur mise en scène, parce que Julie en a besoin pour effectuer des mouvements de classique sous l’eau. Un choix déterminant : « Ce qui avait été montré jusqu’à maintenant dans les films, c’était l’apesanteur, détaille Julie. Ce que j’ai apporté de différent, c’est le poids. » Paradoxalement, sous l’eau, le poids apporte de la légèreté. Le corps, qui semble pataud sur le sol, n’en finit pas de planer une fois qu’une impulsion de la danseuse l’en décolle. L’effet de contraste produit une grâce saisissante.
Durant le tournage, à chaque séquence – il y en a eu jusqu’à cinquante par jour –, Julie Gautier devait recommencer la routine apprise avec Sidney Régis, en l’adaptant aux spécificités du film : descendre à douze mètres avec un poids, s’installer au fond, expirer, remplir ses sinus d’eau, mettre ses cheveux en place, exécuter la chorégraphie puis prendre une impulsion et remonter à la surface, aidée d’un apnéiste de sécurité. En conséquence, sur ses apnées d’environ deux minutes trente chacune – rien que ça ! –, seule une minute trente est consacrée à la danse. Le succès planétaire était au prix de cette prouesse physique.
« Dans l’eau, il faut tout repenser »
À la sortie d’AMA, le microcosme du film aquatique se réveille et plusieurs projets voient le jour, comme Cinq minutes avant (2020), dans lequel Sidney Régis tient le premier rôle. Réalisé par Christophe Brachet et Rémi Chapeaublanc, le court métrage tourné en Martinique illustre en images et en musique ce qui se déroule dans la tête d’un apnéiste cinq minutes avant sa plongée en compétition. La chorégraphie y est moins centrale et repose davantage sur de l’improvisation que celle d’AMA, mais elle a une réelle portée : « La danse nous permettait d’évoquer ces sensations si complexes d’apesanteur, de méditation, de glisse que procure l’apnée, sans ajouter de voix off, assure Sidney Régis. J’en avais d’ailleurs beaucoup parlé avec Julie. »
Dans la même veine, Bastien Soleil réalise en 2021 le court métrage Tang’O, où la danseuse de cabaret Ariadna Hafez effectue un tango aquatique de trois minutes. Le film, tourné lui aussi dans la piscine Y-40, rencontre un joli succès auprès du public, mais le réalisateur, bien que fier de son œuvre, ne s’en trouve pas totalement satisfait : « Ariadna est une danseuse aux capacités physiques exceptionnelles, mais elle a dansé sous l’eau comme sur terre, en force, explique-t-il. C’est normal, les danseurs pro mettent quinze à vingt ans de travail acharné pour maîtriser leur corps dans un espace qui subit pleinement la gravité. Il n’y a qu’à voir leurs pieds ! Dans l’eau, d’un seul coup, on leur enlève d’énormes problématiques, mais ça nécessite une adaptation. » Julie Gautier abonde : « Dans l’eau, il faut tout repenser. Chaque mouvement dans un sens nous entraîne dans la direction opposée, notre centre de gravité est très bas et on lutte pour rester au sol et ne pas s’envoler… Il faut faire l’inverse de ce dont on a l’habitude sur terre ! »
Devant ce constat, Bastien Soleil s’est promis de former à l’apnée la danseuse qui sera au cœur de son prochain projet. Au vu des capacités physiques qu’exige un tournage sous-marin, on pourrait croire que la préparation dure plusieurs années. Le réalisateur, lui, soutient pouvoir éduquer des danseurs pro à l’élément aquatique en quelques jours. Au sein de la Bluenery Academy, école d’apnée fondée par Guillaume Néry et dont il fait partie, c’est même devenu une mission pour lui, parce qu’il y voit un « vrai potentiel pour l’image. Et puis parce que c’est passionnant de chercher l’esthétisme entre le corps et l’eau. »
La question du public
Outre la danse et l’apnée, ces films exigent des compétences vidéographiques poussées. « Tourner sous l’eau, c’est préparer une mission, résume Jacques Ballard, chef-opérateur d’AMA et spécialiste des tournages sous-marins. Tout doit être discuté, répété, chronométré en amont car une fois sous l’eau, la communication est réduite à son strict minimum. » Selon lui, une production sous-marine exige trois à quatre fois plus de temps qu’une production classique, ainsi qu’une équipe de sécurité, la location d’une piscine – ou d’un bateau quand le tournage est en pleine mer – et d’un matériel vidéo spécifique. À titre d’exemple, la caméra gracieusement prêtée par un fabricant pour AMA valait soixante-dix mille euros. Le matériel a beau être devenu plus petit, plus léger et moins cher (!) ces vingt dernières années, il reste donc hors de portée du plongeur lambda. Comment, alors, expliquer l’engouement récent pour l’esthétique sous-marine ? « La nouveauté est dans le partage des projets sur internet, assure Jacques Ballard. Avant, il fallait convaincre des mécènes pour réaliser son film, puis le distribuer comme on pouvait. Maintenant, on peut réaliser des financements participatifs, et toucher via Vimeo ou YouTube un public extrêmement large. »
Demeure toutefois le problème du public, car pour l’instant, la danse en apnée ne se donne en spectacle que par écran interposé. Une représentation en direct devant des spectateurs nécessiterait un effort logistique colossal : « Il y aurait tout une scénographie à mettre en place, réfléchit à voix haute Julie Gautier. Déjà, il faudrait faire des noirs quand je remonte à la surface et quand je redescends. Ça ferait beaucoup de temps morts, alors que dans un ballet, il n’y a rien à jeter ! » Bastien Soleil, lui, estime qu’en prenant un aquarium pour scène, la chose serait possible. « Mais il faudrait au moins deux ou trois danseurs, parce que leur dépense énergétique est folle et que leur temps de récupération en surface est long, tempère-t-il. Et le spectacle ne durerait pas deux heures, c’est sûr. »
À bas les hommes-grenouilles
Dans ce cas-là, pourquoi ne pas les équiper de bouteilles d’oxygène ? Il suffit d’évoquer l’idée pour susciter la consternation chez tous les plongeurs concernés. D’abord, parce qu’une femme ou un homme-grenouille est terriblement moins élégant qu’une femme ou un homme tout court. Ensuite, parce que le matériel, volumineux et lourd, modifie le centre de gravité de son porteur, mais aussi et surtout parce que l’air respiré par le plongeur altère sa flottabilité. Dès qu’il inspire, il remonte. Dès qu’il expire, il redescend. Pas facile de faire le yo-yo quand on doit, en plus, exécuter des pirouettes.
Outre cet aspect pratique, tous ceux ayant touché de près ou de loin à la danse sous-marine assurent que l’apnée apporte ce supplément de quelque chose, impossible de dire exactement quoi, mais en tout cas il est irremplaçable. Ainsi, Bastien Soleil évoque « un niveau de concentration maximum » et « une énergie très spéciale » tout au long des cent-vingt plongées qu’il a dû cumuler pour son film Tang’O. Sidney Régis parle « d’état méditatif ». Julie Gautier, elle, balance tout de suite que « danser sous l’eau en respirant n’a aucun intérêt. » Avant de conclure, plus lyrique : « Ce qui fait la beauté de la chose est le calme de l’apnée, l’absence d’artifice, la liberté absolue du corps immergé. »
César Marchal